Dernière étape vers la Bretagne. Retrouvez billets du bord et positions sur la cartographie du voyage. La position AIS est disponible lorsque Octobre navigue à portée de récepteur radio terrestre (40 milles nautiques maximum).
Dimanche 25 juillet
Après une nuit de repos, génois rangé dans son sac, nous avons repris la route vers Paimpol. Le trajet nous est familier. Nous laisserons Brest et les abers à droite, Béniguet, Molène, Ouessant et leurs comparses à gauche ; puis cap à l’est.
De nouveau, nous sommes envahis par le sentiment de fin de voyage et nous pensons à tous ceux qui sont montés à bord depuis deux ans : Jean Michel et Jean-Mi, Dominique ; Francine, Hervé ; Anne, Maëlle ; Élisabeth et Laure (!) ; Madeleine et Matthias ; Pascale et Thierry, Jean-Pierre, Alain ; Agnès et Antoine, Laurette et Denis ; Martin et Virgile ; Agathe et Jérémy, Elsa et Hector ; Pierre et Gilles (confinés !) ; Thierry (bon gardien) ; Philippe ; Marion et Christophe ; Daniel, Emmanuel.
Ceux qui devaient le faire : Clément et Lucas, Christine et Hugues, Alexis et Louis, Pierre-Yves et Manu, Vincent et Françoise, Thomas.
Et à ceux qui nous ont accompagné en cabotage guadeloupéen : Iris et Clément, Clio et Chris, Jean-François , Théodore, Ulysse et Zéphyr.
Nous vous embrassons tous, et vous souhaitons de belles futures croisières.
Ce dimanche soir, apéritif au large de l’île Vierge, mer belle et vent faible. Nous faisons durer le plaisir.
Samedi 24 juillet
Aujourd’hui, anniversaire de Marion. Nous lui avons offert un quart de nuit (1h-5h), sous la pluie battante, par un vent soutenu, avec une traversée des rails de cargo, et, pour finir, un enroulage de génois foireux. Bref, la poisse par nuit noire. Nous avons un sac mal enroulé autour de l’étai, qui prend le vent et donne des secousses terribles au gréement.
Contraints de nous dérouter, nous sommes ce soir à Morgat, et nous espérons réparer demain, par temps plus calme. Et il y a quelques bobos au moral à soigner.
Nous aurons mis onze jours pour rallier la Bretagne depuis Horta, ce qui est honorable avec les périodes de calme que nous avons rencontrées.
Bien sûr, même si l’étape à Morgat était imprévue et non souhaitée, il faut en profiter. Un coup d’œil au majestueux Cap de la Chèvre, une douche et, bien sûr, un restaurant pour fêter l’anniversaire de Marion. Et Paimpol attendra un peu.
Vendredi 23 juillet
Matin.
Brume et absence de vent. On dirait que l’océan nous renferme, nous retient d’avancer vers Ouessant. Alors nous résistons, même s’il faut faire un peu appel à l’assistance diesel. Tout est gris et les dauphins ne viennent plus jouer avec nous. Nous devons surveiller les cargos qui jailliraient de la brume, car nous approchons de leurs routes entre Europe du Nord et du Sud. L’atmosphère ouatée et grise se reflète sur les visages de l’équipage.
Mais nous n’y couperons pas, il va falloir commencer à parler de notre arrivée.
Après-midi.
Alors, parlons de notre arrivée. Nous espérons doubler Ouessant demain en milieu de journée, puis Bréhat le lendemain dimanche, afin d’être à Paimpol pour la marée du soir. Ce programme est conditionné au fait que la dépression qui nous accompagne vers la Bretagne avance et se comble comme annoncé par nos fichiers.
Soir.
Notre retour en Côtes d’Armor, deux ans après le départ, ne sera pas simplement affaire de chenal, d’écluse et de ponton. Ce sera aussi un moment d’émotion. Comment en parler sans banaliser ce voyage — nous avons fait une jolie balade —, et sans exagérer l’aventure ? Comment saluer les trente-deux personnes qui se sont succédées à bord d’Octobre ? Sans oublier les onze qui devaient participer et que la pandémie a privé de ce projet.
Revenons-nous changés ? Revenons-nous meilleurs ? Sans doute pas, mais nous revenons un peu plus instruits et équipés en amitiés, contents d’avoir fait le voyage et contents de le conclure.
Jeudi 22 juillet
Il faut bien le reconnaître, les consignes sévères de restriction de consommation d’eau portées par Emmanuel sont sans doute exagérées. Sur cette étape des Açores en Bretagne, dont nous avons déjà parcouru les trois-quarts, nous n’avons pas encore consommé le sixième de nos réserves d’eau en soute.
Bien sûr, nettoyer le bateau ou la vaisselle à l’eau douce quand nous sommes au milieu de l’océan serait exagéré, mais pourquoi restreindre, voire interdire, les douches ? Pourquoi s’obliger à utiliser de l’eau de mer pour cuire les pâtes ? (Attention ! Clin d’œil à Philippe, ne pas utiliser que de l’eau de mer…) Pourquoi avoir essayé d’imposer le brossage de dents à l’eau de mer ? Pourquoi cette grimace dès que quelqu’un utilise le robinet pour se laver le bout des doigts ?
À ces questions, on peut répondre en plaisantant : il faut être sûr de garder de l’eau pour le pastis. Ou plus gravement : on ne sait jamais ce qui peut arriver, et l’eau douce est vitale.
Mais alors, si vous aviez eu non pas 600 litres dans les vaches à eau, mais 1000, auriez-vous tout rempli ? Auriez-vous interdit les douches ?
C’est là qu’on voit les limites d’une position de principe sans analyse concrète d’une situation concrète, comme disait Lénine.
Enfin, pour lever toute inquiétude éventuelle du lecteur, précisons que nous n’avons aucune inquiétude sur l’état de nos réserves en pastis, ainsi qu’en citron concentré pour les sobres, car ils existent. Et Baleth d’ajouter : il y a également et heureusement à bord des alternatives alcoolisées au pastis.
L’arrivée se rapproche, mais ce n’est pas encore la fièvre à bord. La situation météo nous semble complexe et la direction du vent erratique pour notre approche de la pointe bretonne. On patiente, on toilette le navire et l’atelier lecture fait toujours le plein. Aujourd’hui c’est Daniel qui prépare les repas ; il développe dans des mélanges savants une grande ingéniosité pour agrémenter les charcuteries açoriennes. Et les autres de se lécher les babines.
Mercredi 21 juillet
Les lecteurs de ce journal qui ne sont pas familiers avec les termes nautiques auront sans doute buté dans notre prose sur quelques termes techniques propres aux marins. Ces termes et expressions sont nombreux, aussi nombreux que les bouts de cordes, morceaux de toile, câbles et poulies qui décorent le voilier.
Ces expressions ne forment pas un jargon gratuit, elles sont précises et utiles dans les manœuvres ou la vie à bord. Nous avons remarqué toutefois que certaines d’entre elles pouvaient prêter à confusion, et, après sélection, nous en notons quelques-unes dont l’ambiguïté mérite d’être levée.
– Prendre un pied pilote ne signifie pas s’envoyer en l’air
– Par border la toile, ne pas comprendre refaire son lit
– Frapper la garde ne signifie pas par coller un pain à l’infirmière
– Suivre la ligne de vie, ce n’est pas écouter la cartomancienne
– Abattre franchement n’est pas une consigne radicale pour bûcheron
– Remonter au près n’a rien à voir avec la transhumance
– Saisir un corps-mort n’a rien d’une mise en bière
– Préparer une bitture ne consiste pas à faire le plein de bières
– Réduire le génois ne revient pas à décapiter un italien
– Balconner ce n’est pas installer des géraniums sur la terrasse
– Choquer l’écoute ne signifie pas provoquer son auditoire
– Larguer la bosse ne doit pas s’interpréter comme interrompre une relation avec sa supérieure hiérarchique.
Quelques nouvelles du jour : notre long bord sous spi s’est interrompu cet après-midi après 78 heures sans interruption, faute de vent, et la zone sans courant d’air devant nous semble large. Dans ces conditions, même à moins de 300 milles d’Ouessant, difficile de prévoir une date d’arrivée. D’ailleurs, nous ne sommes pas impatients, même si notre but est de retrouver la Bretagne et que nous nous y employons.
Mardi 20 juillet
Le temps libre est généreux sur le voilier parti au large avec un équipage abondant, surtout quand le temps s’avère clément. La lecture est alors une activité importante. Nous l’avions prévu en munissant le carré et la cabine avant d’étagères dédiées aux livres de poche. De fait, nous avons à bord 77 volumes. Avec une grande variété : de Montaigne à Delphine de Vigan, en passant par Stendhal, Giono, Echenoz, Ferrante et pas mal de polars.
Parmi les lectures politiques marquantes, Ollé retiendra l’Histoire de la révolution russe, de Trotsky, et Emmanuel la biographie du Che, par Pierre Kalfon. Toujours autour de la politique, plusieurs lecteurs ont été impressionnés par la maîtrise du style de Éric Vuillard, dans L’Ordre du jour. Baleth a dévoré l’autobiographie d’Obama, écrite en 95 à l’époque où ses responsabilités politiques n’étaient pas sorties de l’Illinois.
Les Travailleurs de la mer, roman grandiose de Hugo a eu de nombreux lecteurs. Ainsi que, dans le style léger, Pierrot mon ami, de Queneau.
Daniel, entre deux chapitres du Cours des Glénans, est plongé dans Séfarade, de Antonio Muñoz Molina ; ce recueil poignant est déjà passé entre de nombreuses mains.
Anne, spontanément, cite comme lecture marquante Le Monde d’hier, de Zweig.
Enfin, deux mentions à des romans dont les titres nous sont évocateurs : Les chaos de Bréhat, genre « club des cinq pour adultes » et plein de clichés, de Daniel Cario ; Octobre polar danois captivant, de Sören Sveistrup.
Quelques nouvelles du jour : notre long bord sous spi se poursuit sans interruption depuis deux jours et demi. Nous sommes dans une position confortable à l’avant d’une zone dépressionnaire qui avance à notre vitesse. Ce matin les exclamations enthousiastes de l’équipage ont salué le double spectacle d’un ballet de dauphins au premier plan, et du passage serein d’un grand cétacé (une baleine ?) au second.
Lundi 19 juillet
Dans ce journal, il y a quelques jours, nous avons écrit que des vents contraires nous étaient promis jusqu’à l’arrivée. Promesse énoncée hâtivement puisque nous sommes ce soir sous spi depuis 36 heures. Nous n’établissons pas de record de vitesse, mais cette allure portante dans un vent régulier et très modéré est confortable. De plus cette régularité nous dispense de barrer, le pilote automatique s’en charge. De fait, nous n’avons pas touché la barre depuis l’envoi du spi, même le temps de l’empannage. Nous naviguons à plat, dans un grand calme.
Et j’allais écrire que ce vent calme et favorable, sur une mer belle, nous accompagnera dans les deux jours à venir… C’est ce que nous pensons lire dans les fichiers météo, mais l’introduction de ce billet doit nous inciter à la prudence.
Alors, à 500 milles de Ouessant et à 600 de Paimpol, il est trop tôt pour spéculer sur notre date d’arrivée. Trop tôt pour gamberger entre hâte d’arriver et réticence à constater le point final de notre projet.
Dimanche 18 juillet
Le temps qu’il fait, le temps qui passe, deux sujets banals qui alimentent réflexions et conversations humaines. Ils prennent à bord du voilier une importance particulière, décisive.
Le temps qu’il fait, bien sûr, puisque nous nous soumettons à l’autorité de la déesse météo pour notre avancée et notre confort.
Le temps qui passe, aussi, lui qui s’étire sans pause nocturne régulière, qui s’accélère quand une urgence appelle à la manœuvre, et qui ralentit jusqu’à s’arrêter pendant les longs moments de contemplation ou d’ennui.
Et puisque le temps qu’il fait régit notre vitesse, il est le maître du temps qui passe.
Dimanche 18 juillet, 19h TU.
Longitude : 18° 33´ W
Latitude : 43° 34´ N
Vent : sud-ouest 9 nœuds
Ciel complètement dégagé
Cap : Est-Nord-Est
Vitesse : 3,7 nœuds, sous spi asymétrique.
Samedi 17 juillet
La terre n’est pas plate, sans doute. Mais le calme, lui, peut l’être et pas qu’un peu. Pétole, mer grise, mer d’huile sans les légères ridules qui indiquent un petit mouvement d’air. Ce fut notre lot aujourd’hui. Résultat : 20 miles nautiques gagnés à la voile sur notre objectif en 24 heures alors que nous arrivions à 140 chacun des jours précédents. Devinez l’intérêt d’un quart de nuit sans vent limité à l’observation des voiles battantes…
Nous avons passé la majeure partie de la journée toutes voiles affalées, barre attachée, bercés par la longue houle. L’opportunité d’une baignade dans la « fosse de Freen » par 5 300 mètres de fond a été saisie par l’équipage mais l’eau commence à être fraîche ; nous approchons en effet de la latitude du sud de l’Espagne.
Le rythme à bord devient alors languissant, ludique et gastronomique ; après la sieste et le bain, la partie de whist et, ce soir, gâteau maison cuit au four.
Nous attendons le retour du vent dans la journée de demain.
Anne et Elisabeth ne sont toutefois pas restées inactives, ce qui aurait été surprenant de leur part. Elles ont ouvert et conclu dans la matinée l’atelier « couture de la capote protégeant la descente ». Les paumelles ont poussé les grandes aiguilles dans la toile épaisse.
Christophe a renvoyé le génois dans l’après-midi ; en fin régatier, il a saisi un petit souffle d’air pour redonner à Octobre un modeste sillage.
Vendredi 16 juillet
Nous devons l’accepter, les vents seront contraires jusqu’à la fin de cette dernière étape. C’est du moins ce que nous annoncent les fichiers météo téléchargés par téléphone satellitaire. Cela n’améliorera ni la vitesse, ni le confort. Mais chacun doit s’y faire. L’anticyclone commande.
En dehors des activités partagées que sont les réglages de cap et de vitesse d’une part, les tâches d’intendance et de cuisine de l’autre, chacun organise son temps personnel.
L’artiste Anne sort sa boîte d’aquarelles pour une nature morte à la manivelle, ses crayons pour croquer le voilier sous tous les angles, le grand couteau pour sculpter l’ananas.
Christophe réfléchit à la répartition des poids et à l’assiette du voilier.
Baleth défie le mal de mer en lisant ou en s’essayant aux travaux de couture.
Marion a barré sous spi (hier, avant que les vents ne se stabilisent dans notre nez), et a défié le mal de mer avec un pastis.
Daniel replonge régulièrement dans le Cours de navigation des Glénans, avec l’appétit d’un débutant qu’il n’est plus.
Emmanuel s’interroge : faut-il tourner à droite ou à gauche de la route qui se ferme devant nous ?
Un livre passe entre toutes les mains : Séfarade, d’Antonio Munoz Molina, recueil envoûtant de nouvelles imbriquées. Un très beau texte, émouvant, très sérieux aussi. Merci à l’ami Saïd qui en a suggéré la lecture à Emmanuel.
Jeudi 15 juillet
Hommage à l’accessoire anonyme.
Quel est le « truc » le plus utilisé sur le bateau lors d’une transocéanique ?
Certains, les plus marins, diront la manivelle de winch. Certes, elle est régulièrement saisie lors des manœuvres de réduction de voile ou de virement de bord, mais, par petit temps au portant, elle reste sagement dans son gousset plastique accroché dans le cockpit.
D’autres évoqueront la pince à linge. Cet accessoire est effectivement indispensable pour retenir sur les filières les torchons, les culottes et autres vêtements après la lessive.
Mais cet accessoire n’est utilisé qu’en meute. En effet, pour garantir qu’un tee-shirt ne partira pas au vent, c’est au minimum quatre pinces à linge qui sont nécessaires.
Les plus gourmands nommeront l’allumette qui permet d’allumer le réchaud du bord. Ce petit bout de bois permet d’enclencher le processus de production des repas et plus encore de chauffer l’eau pour procurer une boisson chaude à l’équipe qui s’endort durant son quart de nuit. Mais son côté éphémère lui interdit le statut d’accessoire, c’est du consommable.
Mais il s’agit en fait d’un objet bien commun auquel on ne prête pas assez attention : le seau. Le seau marin se distingue du seau domestique par la présence d’un anneau dans l’anse. A cet anneau est fixé un bout d’environ un mètre cinquante ce qui permet de le jeter à l’eau pour en récupérer. Le seau fait la navette de nombreuses fois par jour, depuis le tableau arrière jusqu’à la cambuse, en passant de main en main, à travers le cockpit et la descente. Il est indispensable pour la douche, la lessive et plus banalement pour l’entretien des sols. Il permet de remplir d’eau les conserves vides avant de les balancer vers les fonds sous-marins. Il est le compagnon privilégié de celui qui est prêt à vendre son âme au diable, submergé par le mal de mer.
La place privilégiée qu’il occupe se traduit par le fait qu’il est le seul accessoire toujours sorti dans le cockpit, amarré sur le tableau arrière et il rejoint, à ce titre, la manivelle de winch, alors que tout le reste est soigneusement rangé.
Le seau n’est pas celui qu’on croit !
Mercredi 14 juillet
Aucune manifestation n’est prévue à bord d’Octobre pour la fête nationale. Ni envoi des couleurs en tête de mât, ni feu d’artifice, ni chants patriotiques. Et pourtant nous avons bien sûr à bord un pavillon français, des fusées et feux de Bengale, des carnets de chant.
Le lendemain du départ, la priorité est pour chacun de retrouver ses marques. Marion, Christophe et Élisabeth ne manquent pas d’expériences nautiques ; ils doivent toutefois se réhabituer au milieu mouvant, penché et trop souvent tapant.
Le voilier file à vive allure, travers au vent, droit vers sa destination ; mais les fichiers météo nous indiquent que cette conjonction favorable ne devrait pas durer. La situation devant nous s’annonce complexe, avec une large zone de calmes, une dépression sur le Cap Finisterre, et un anticyclone annoncé sur l’Europe du Nord, générant pour nous des vents contraires. Cela fait partie du jeu : composer au mieux avec des conditions variées et mouvantes.
Mardi 13 juillet
C’est reparti.
Il a fallu s’extirper du quai de Horta, avec des bateaux à couple devant, derrière et sur le côté. Puis, voiles hissées dans la rade, nous avons pris le large. Clapot court et vent capricieux entre les îles, il nous a fallu un moment pour trouver les bons réglages. Les trois nouveaux équipiers ont ainsi vite été initiés aux prises de ris et changement de voile d’avant. Et cette entrée en matière un peu vive a secoué des estomacs. Ne nous inquiétons pas, si le mal de mer est extrêmement désagréable, il est aussi passager.
À présent nous avons laissé derrière nous, après les avoir frôlées les îles de Faial, Pico, Sao Jorge et Graciosa. Et dans la nuit d’encre, nous filons vers Ouessant, mille cent milles devant notre étrave. Un veille, cinq dorment, et Octobre vogue serein.
Lundi 12 juillet
Nous avons sacrifié à la tradition. Comme des milliers de navires qui l’ont précédé, Octobre laissera son blason peint sur le quai de Horta. De l’impression du tee-shirt à la peinture sur béton, il n’y avait qu’un pas qu’Anne à franchi sans hésitation. Avec le concours d’Élisabeth.
Quais et alentours sont ainsi couverts de peintures imaginatives et colorées, mais Daniel et Emmanuel n’ont pas retrouvé trace du blason du Ganedigez peint lors de leur précédent passage il y a 41 ans.
Dimanche 11 juillet
Le mouvement continue sur Octobre. Un nouvel équipage est à pied d’œuvre pour rallier la Bretagne, ce qui devrait être la dernière étape du périple entamé il y a 22 mois. Avec ce douzième changement d’équipage, c’est un groupe marqué par les relations familiales qui est réuni : Daniel, Marion et Christophe ; Emmanuel et ses sœurs Élisabeth (dite Baleth) et Anne (dite Anne). Nous arrivons ainsi sur ce voyage au nombre de trente personnes embarquées pour naviguer, et la pandémie en a privé au moins dix d’un tel projet.
Le voilier est prêt pour ce nouveau départ. Les pleins variés — eau, gaz, gasoil, vin et autres liquides, riz et autres solides) — sont faits. Les batteries sont rechargées au propre comme au figuré. Philippe a effectué les contrôles en tête de mat avant de partir.
Nous profitons de la douceur açorienne et consultons les fichiers météo pour choisir le moment du départ.
Jeudi 8 juillet
Après la poésie du grand large et la magnifique arrivée au petit matin à Horta (Faial, Açores), voilà le dur retour à la réalité. Nous sommes consignés en rade, en attente de résultats de tests pcr. Depuis 36 heures au mouillage, nous rêvons de fruits frais et de douche douce. Nous attendons balade à pied et petit restau. Mais, miracle déprimant, nous avons la 4G. Et nous replongeons dans l’actualité du monde, l’extension du variant delta ou le chaos à Haïti, dont nous n’étions pas loin il y a trois semaines. C’est aussi cela le retour à la réalité. Mais c’est aussi, heureusement, des nouvelles de nos proches et quelques échanges téléphoniques chaleureux.
Notre programme ? Poser pied à terre, achever une grande toilette du voilier (bateau hauturier), consulter un électricien et un voilier (haut-couturier) pour quelques questions techniques, et profiter de la vie. Nous repartirons la semaine prochaine regonflés à bloc, avec trois nouveaux équipiers.
Daniel et Philippe réfléchissent au choix de leur futur voilier, et révisent leurs sciences maritimes dans le fameux « Cours des Glénans ».
Anne s’assure du ravitaillement en confitures du Mesnil. Emmanuel s’essaie à la rédaction de ce journal, puisqu’Ollé nous a quitté.
Mercredi 7 juillet
Finalement, c’est Philippe qui a gagné l’ETA gamble, prononcez concours de pronostic sur la date d’arrivée. Il avait donné mardi soir, ce fut mercredi à l’aube, mais c’était mieux que Daniel.
Arriver au petit matin, c’est toujours plus joli, le Pico Alto qui au premier rayon de soleil arrache son cache-col de nuages, les bancs de puffins qui flottent en attendant l’aube comme des surfeurs la vague et qui regrettent, quand nous les traversons sans vergogne, de nous avoir épargnés hier.
Délicate attention du syndicat d’initiative, à Ollé qui se plaignait de n’en avoir pas vu, il a été offert dans le jour naissant cette baleine promontoire, qui veille sur l’entrée du port d’Horta comme la sardine sur le Vieux-Port de Marseille.
Ollé qui débarque avec Philippe, tous deux tristes de ne pas boucler la boucle mais Baleth arrive le 9, Christophe et Marion le 11 qui pourront se glisser dans leurs cirés humides.
Octobre fait escale quelques jours pour se refaire une santé, ce journal reprendra dans quelques jours, ne zappez pas pendant la pause.
Mardi 6 juillet
Au lever du jour, il n’y en avait qu’un. Un minuscule oiseau qu’on avait beaucoup vu aux Antilles, dont certains arborent, en guise de queue, une plume très effilée et que, faute de mention dans notre documentation ornithologique assez sommaire, nous avons baptisé paille-en-queue.
C’était sympa de le voir après trois semaines de quasi désert animal, on s’est salués avec chaleur. Puis on est redescendus à l’entresol prendre le petit déjeuner.
On est remontés un peu plus tard demander au bateau s’il avait besoin de quelque chose, quand même, c’est la moindre des choses.
Et là, ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers. Des paille-en-queue encore, mais surtout des centaines de grands oiseaux noirs, à planer autour de nous.
Retour au guide Imray, qui cette fois-ci les nomme : des puffins cendrés. Un nom ridicule, non?
Et pourtant, le puffin, donc, puisque puffin il y a, c’est l’archétype de l’oiseau, celui que tous les autres oiseaux imitent ou rêvent d’être. Si, parait-il, le concept de chien n’aboie pas, le concept d’oiseau vole et c’est un puffin. Disons un mètre d’ailes parfaites, dessinées pour planer, avec un léger décroché sur le bord d’attaque. Un corps minuscule comme la nacelle de pilotage réduite au minimum d’un aéronef expérimental, mais un bec redoutable. Quatre coups d’ailes suffisent pour un long plané au ras des flots où ils cherchent leur nourriture.
Ils effleurent la vague du bout de l’aile, remontent les creux de houle sans jamais toucher l’eau, sauf quand, rarement, ils se plantent, et on les voit alors pédaler à la surface pour rebondir, en regardant autour si personne ne les a vus, la honte!
On les a regardés, fascinés. Probablement attirés par les perturbations de l’étrave et du sillage, ils se sont aimablement prêtés au jeu, venant virer au ras des haubans comme patrouille de France un jour de 14 juillet.
Par réflexe – on approche tout de même de la terre, on a abandonné un instant le spectacle et jeté un regard circulaire.
Et là, on les a vus, des milliers, des dizaines de milliers de puffins, partout autour de nous, aussi loin que le regard portait.
Et qui volaient vers nous.
On est redescendus dans la cabine. Depuis, on n’ose plus sortir, on sait qu’ils sont là-haut, installés sur le pont, perchés sur les filières, et qu’ils nous attendent.
Lundi 5 juillet
Il faut que je pense à l’urssaf, dit Daniel. Philippe écrit à ses collègues, Ollé demande des nouvelles de son auvent et Emmanuel amende la liste-type de courses pour le prochain avitaillement. Inutile de se le cacher, ça sent l’arrivée.
Moment étrange que ces derniers jours, on vit en suspension. Le bateau a entièrement pris les choses en main et nous emmène à bon port sans que nous ayons notre mot à dire. Entre ici et la terre, entre aujourd’hui et demain, on flotte au vent comme des t-shirts entre deux épingles à linge.
Comment pouvez-vous être contents de rentrer après tout le mal qu’on s’est donné pour être en mer, demande Emmanuel. C’est vrai que la terre, vue d’ici, c’est une somme d’emmerdes qu’on tient transatlantiquement à l’écart. Mais c’est aussi nos amis, nos amours, nos familles.
Est-ce qu’Eliah va bientôt marcher? Tiens, quelles nouvelles de Raphaël, dont nous avions célébré la naissance ici même? ll doit aller vers ses 20 mois. Qu’est-ce qu’on sait faire, à 20 mois?
Qu’est-ce que vous devenez, tous? Portez-vous encore sur le visage cet étrange carré de sopalin bleu ?
Pourtant, au début, on était restés au contact. Un premier tour d’élections, l’Euro de foot, on s’intéressait un peu, on prenait des nouvelles. Mais l’absence de danger RN et l’élimination de la France ont changé l’urgence, on a coupé le cordon, comme des cousins qui partent s’installer en province, pardon, en région.
Comment elle s’appelait, déjà, cette maladie? Mais si, voyons, celle où il fallait tousser dans son coude?
Dimanche 4 juillet
C’est étrange, plus on s’approche du but, plus la bouffe prend de l’importance, remarque Anne, et elle a doublement raison. C’est étrange et regrettable d’ailleurs, car du coup l’intérêt porté est inversement proportionnel à l’offre subsistante.
Fini le temps béni où chaque cuistot essayait d’exploiter au mieux un avitaillement qui permettait toutes les audaces. On regrette les heures passées à regarder Daniel découper patiemment les aliments les plus à priori hétérogènes en petits cubes de potentiel gustatif égal pour confectionner d’extraordinaires salades. On a d’ailleurs cru que c’était cette découpe un tantinet maniaque qui faisait son secret, et on s’est tous mis à couper fin-fin tout ce qui nous tombait sous la main, mais rendons à Caesar la salade qui lui appartient, personne, sauf peut-être Anne, ne s’approche du maître.
A quelques jours de l’arrivée, l’ouvre-boîte a remplacé le couteau fin, mais chacun essaie vaillamment de valoriser les produits du marché, comme on dit dans Top Chef, en l’occurrence ce qu’il trouve dans les fonds.
Avec cette difficulté particulière qui rend l’exercice assez poétique. Les fonds d’un bateau étant réputés humides, il est d’usage d’ôter au port les étiquettes, susceptibles de se déliter, et d’écrire au feutre le contenu sur la boîte. C’est pratique et efficace, sauf quand le feutre vendu pour indélébile ne l’est pas. De sorte que la préparation du repas commence systématiquement par une séance de déchiffrage épigraphique digne d’Indiana Jones : qu’est-ce que tu lis, là, artichauts ?
L’épreuve initiatique terminée, on pénètre des continents gastronomiques encore inexplorés où soudain, tout devient possible, et ça fait peur. On parlera longtemps des spaghetti au maquereau à l’escabèche inventés par Philippe. Emmanuel, lui, en bon scientifique, s’est lancé dans l’exploration exhaustive de la combinatoire lentilles/saucisson sec, détaillé pour l’occasion en petits dés façon lardons ou en rondelles arachnéennes. Ollé a tenté de reproduire l’inattendu succès lors du bord précédent de son hachis parmentier de corned-beef et purée mousline. Anne, enjointe de terminer des paquets entamés, a créé la compote de pomme aux betteraves nappée de confiture de myrtilles, un succès surtout graphique. Quant à Daniel, qui officie demain, il hésite, dit-il, entre une bolognaise au pâté Hénaff et des raviolis en boîte dé-saucés et frits, pour, dit-il, leur redonner de la texture.
Vivement demain.
Samedi 3 juillet
Aujourd’hui, le soleil ne s’est pas levé. Autant dire que dans l’état d’esprit post-apocalyptique dans lequel nous étions hier, cela n’a pas laissé de nous inquiéter davantage.
On voguait placidement dans le petit temps qui, semble-t-il, va nous accompagner jusqu’aux Açores, dans une nuit sale, barbouillée de couches de brumes étalées au petit bonheur autour du bateau. Peu à peu est venue la lumière, les mêmes fumasses s’effilochant en lambeaux noirs qui restaient un temps à flotter entre deux airs.
Il a fait petit, puis grand jour, mais sans aucune trace de soleil dans un ciel vide. C’est à peine si dans un coin qui n’était même pas à l’est, un nuage a rosi.
On ne s’est pas démontés pour autant et on a décidé de continuer notre chemin, le bateau roulant doucement d’un bord à l’autre sur une longue et paisible houle.
Bien nous en a pris, car quelques heures plus tard et sans le moindre effort d’explication ou d’excuse, il a pulvérisé la couche de nuages et nous a servi une journée standard, grand beau temps, un petit vent portant, absolument rien à faire au réglage des voiles et du cap.
Pourtant, quand un début de soupçon de risée semble vouloir retaper le lit du vent, une des personnes de quart, par contenance plus que par conviction, quitte la banquette du cockpit, tripote le réglage du pilote, plus deux degrés? allez, soyons fou, plus trois et vient se rasseoir avec un soupir de satisfaction. Quand le souffle ne manque pas de s’éteindre, quelques instants plus tard, la même se relève, retripote, moins trois et se rassied, et le soupir relève cette fois de la résignation. On frise le burn-out.
Ça nous a laissé du temps pour enquêter sur cette histoire de soleil. Laplace, au XVIIIe siècle, s’était opposé à Condorcet sur ce sujet, en montrant qu’on ne pouvait envisager la probabilité que le soleil ne se levât point sans l’adoption d’un modèle a priori, en d’autres termes sans une décision préalable.
On a donc voté pour savoir si on décidait a priori que le soleil devait systématiquement se lever, ce qui a été admis à l’unanimité, l’hypothèse n’étant pas sans conséquence sur le moral des quarts de nuit dont l’aube constitue la seule mais admirable récompense.
Reste à lui transmettre notre décision.
Vendredi 2 juillet
Hier soir, on a un peu fait la fête, bu et mangé un peu plus que d’habitude, sinon que de raison. À y repenser, c’est probablement parce que ces derniers jours, nous avons mentalement viré de bord. Même si on est encore loin du but, il reste un quart de la route à faire, on n’a plus le moindre doute sur le déroulement de ce voyage. À cinq-six jours, les prévisions météo, au moins dans cette zone, sont fiables, on sait qu’on aura assez de vent, dans le bon sens, même si ce n’est pas folichon. Assez d’eau, de nourriture.
On sait que si on a un pépin, ce qu’à Dieu ne plaise, on nous retrouvera facilement. Et même si on démâte, comme on dit pour se moquer des précautions d’Emmanuel qui porte seul les inquiétudes qu’un tel voyage soulève, tant nous avons confiance en lui.
Si peu d’angoisse inquiète, c’est humain. Du coup nous voilà devenus légèrement paranos. Il faut dire que nos rencontres d’hier avec le monde animal ne nous ont pas rassurés. D’abord est venu mourir sur le pont un poisson volant démesuré, comme s’il avait grandi au large d’une centrale nucléaire. Puis une tortue s’est jetée sous notre coque, qu’on a vu ressortir en perdition dans notre sillage, puis disparaître dans le clapot. Enfin, ce matin, on a croisé une baleine morte, gigantesque cadavre qui pourrissait entre deux eaux.
Qu’est-ce qu’ils ont tous à venir mourir sous nos yeux? Sommes-nous les ultimes témoins d’un désastre général que nos rares correspondants nous cachent? Que se passe-t-il, on n’y comprend rien, il y avait de la vie, et il n’y a plus rien.
Ohé! Vous êtes encore là?
Jeudi 1er juillet
Qu’est-ce-qu’on a bien marché!
On a filé dans la nuit noire, la lune planquée dans les nuages. Seuls de petits paquets d’écume phosphorescente explosaient autour de nous sous la lueur de nos feux de route, dans un crépitement de papier froissé.
147 miles gagnés sur Horta lors des dernières vingt-quatre heures, toutes situations confondues, à force de fins réglages et de barre savante.
Mais, bon, on s’est donné du mal. Alors, quand, vers 11 heures ce matin, la dépression s’est lassée de nous tirer et nous a largués dans le calme qui la suivait. Quand le vent est tombé, quand la mer s’est aperçue qu’elle restait seule à s’agiter comme une écervelée et s’est dégonflée, on a décidé de s’octroyer une demi-journée de congés.
On a rangé les cirés, sorti le savon et les serviettes, lové les écoutes et rempli les seaux : ce sera douche pour tout le monde, avec rinçage à l’eau douce, s’il vous plaît, et ça, pour qui connaît Emmanuel, c’était signe que la terre n’était plus très loin.
Après la douche, la lessive. Les slips propres se sont perchés gaiement sur les filières, façon faubourgs de Naples.
Plus de vent? On s’en fout, on sait qu’il va revenir. Une sonde à vérifier dans le moteur, sur le lointain conseil d’Amaël, notre mécanicien attitré de Saint Brieuc? On soulève le capot moteur, ouh là, pas l’air simple, ça attendra Horta, on referme. L’urgence, c’est le déjeuner et la sieste. Réglage minimal des voiles, pilote, et c’est parti. Après la sieste, un petit whist?
Et là, pendant qu’on s’écharpe sur le dernier tour tout-atout, une frisure puis un petit clapotis contre la coque, on prend tout-à-coup conscience d’un mouvement. Octobre, vaisseau fantôme, s’est insensiblement penché sous la brise et s’est remis tout seul en route. Sans un bruit, il glisse à quatre nœuds, au cap, sans nous.
Il est vraiment sympa, ce bateau. Un peu vexant, aussi : on dirait qu’il va mieux quand on ne s’occupe pas de lui.
Par petit temps, en tout cas.
Mercredi 30 juin
On l’a voulu, on l’a eu, notre coup de vent, exactement comme décrit sur la carte météo et ce n’est pas si fréquent, on ne va donc pas se plaindre.
Hier déjà, l’atelier spi par petit temps a viré de l’ergothérapie initiale au challenge, pendant que le vent prévu faisait ses gammes pour chauffer sa voix. Huit heures sous spi, du chuchotando au bousculando, on était contents de l’affaler pour dîner.
Premier quart de nuit, on met le pilote, on prend un petit ris de confort, puis les étoiles, les satellites, tout ça, couchés dans le cockpit. Insensiblement, ça commence à bouger sous nos fesses. On ne voit rien – la nuit la mer est belle. On aimerait rester paisiblement à faire la causette aux étoiles avant que la lune en se levant ne les envoie toutes se coucher, mais force est de constater qu’il y a des vagues qui envoient le pilote assez loin de ses bases.
Le premier ris, c’était pour être bien. Et si on en prenait un deuxième, tiens, et toujours du 8 noeuds au speedo, allez, pour être sûrs, la trinquette à la place du génois. 9 noeuds. On se dit encore que ça va bien se passer.
Le quart est relevé, Anne et Emmanuel montent et là ça commence à beaucoup, beaucoup bouger. Plus question de pilote, il faut barrer. Quatre heures plus tard, quand Daniel et Ollé mettent le nez dehors, c’est pour trouver un petit jour gris, sale et méchant, et, derrière Anne et Emmanuel ruisselants, des murs d’une eau noire, frisée par le vent qui siffle. Et ça déferle un peu partout, y compris dans le cockpit. C’est le moment où on aimerait avoir quelque chose d’urgent à faire, recenser les boîtes de thon ou écrire le billet du jour, plutôt que prendre la barre.
On y a passé la journée, à la barre, mais ça valait le coup, 140 miles de gagnés sur le cap pour une quarantaine la veille. Et quelques beaux départs, pas toujours maîtrisés, sur les vagues de la dépression qui court devant nous.
Il parait que les marins du Vendée Globe cherchent aussi les dépressions, mais pour courir devant, avec le vent mais sans les vagues. Sont plus malins que nous.
Mardi 29 juin
Ça rappelle les temps improbables où on faisait du stop. Après avoir erré de 2CV en camion de lait sur les départementales, on est depuis hier sur la nationale, Horta, 935 miles. On a enfin le vent d’ouest qu’il nous faut.
Ça, c’est pour la direction. En revanche, côté puissance, pour l’instant, ça ne se bouscule pas pour nous prendre. On attend en fait le passage d’une assez jolie dépression à quelques centaines de miles devant nous. On n’est pas chaud pour embarquer dans le camion, d’un bel orange soutenu sur la carte, mais on s’accrocherait bien aux ridelles pour profiter de l’aspiration, un bon 20-25 nœuds au grand largue.
En attendant qu’elle passe, on s’occupe. Cette nuit un lever de lune extraordinaire, énorme, bien que partielle. Difforme, parce que partielle. Orange comme un soleil qui se couche. On a beau le savoir, on est chaque fois surpris, chaque fois ravis d’en trouver autant dans le paquet cadeau.
Ce matin, petite séquence dauphins, mais il faut dire ce qui est, les dauphins, pfff, ça va cinq minutes. Contents de les voir tout de même, ils sont rares sur ce trajet.
Avant déjeuner, point d’intendance. Il n’y a plus de frais, sauf les saucissons, qui pendent, imperturbables, dans l’atelier. Mais, dit Daniel, peut-on dire que c’est du frais? Sinon, il reste quatre repas de nouilles, quatre repas de semoule, après, on rentre dans le dur, corned-beef et conserves. Ce soir, ce sera raviolis en boîte et crème Montblanc. Certains ont pensé déserter. Mais pour aller où?
Cet après-midi, atelier spi petit temps. On a essayé de et réussi à gagner un peu de vitesse, mais comme il faut barrer à la main sous un soleil de plomb, ça tourne vite au barbecue pour le barreur. Il faut partir à point, certes, mais arriver trop cuit? C’est dommage, ça va gâcher le goût.
Lundi 28 juin
Le lundi, c’est stratégie.
On est à l’heure des choix. Au fait, on ne vous l’a pas dit, mais on a passé la bascule samedi, 1100 milles parcourus, 1100 à faire. 13 jours pour faire la moitié, en étant terre-à-terre, ça donnerait une indication pour la suite, mais en mer!
Ce matin, on avait à notre nord une nouvelle zone de calme, un beau bleu sur la carte, se déplaçant vers le sud-est.
Deux solutions.
Descendre vers l’est pour l’éviter? Le bord aurait été beaucoup plus favorable du point de vue de la route, mais comme elle aurait avancé dans le même sens que nous, on serait resté plus longtemps à son contact.
Rester sur notre cap et l’affronter puis tracer vers l’est en la laissant filer sud?
C’est ce qu’on a choisi. On a avancé nord gentiment mais perpendiculairement à notre route. En 12 heures on n’a pas gagné 3 milles sur notre destination, soit une moyenne de moins de 0,5 km/h. Mais à partir de cette nuit, c’est l’autoroute au portant vers Horta.
En conclusion, fallait-il rester fermes sur nos appuis pour aller au contact, ou se laisser embarquer au risque de se faire prendre de vitesse? Dilemme du défenseur face à l’attaquant. Varane ou N’Golo Kanté?
D’accord, la comparaison est boiteuse mais elle a surtout valeur thérapeutique pour trois footeux privés d’Euro et de rhétorique commentative. Trois : les Lesigne frère et sœur sont moins impliqués.
Pour la première fois depuis le départ, un voilier en vue, petite apostrophe blanche sur le bleu de l’horizon. On a branché la vhf, histoire de se dire des douceurs entre compagnons d’aventure, douceurs qui en général tournent court en « bonne route, alors » mais bon, c’est toujours une preuve que non, Jeff, on n’est pas tous seuls.
Mais il s’est ravisé et a disparu à l’horizon. Sans doute un Hollandais pressé de rentrer pour voir le match.
Dimanche 27 juin
En bateau, le jour et la nuit, c’est le jour et la nuit. Difficile d’imaginer plus de contraste qu’entre l’après-midi d’hier et cette nuit.
Hier après-midi donc, on sort de la route plus ou moins nord suivie tribord amure depuis près de deux semaines, pour quitter la zone des alizés.
On vire et là, miracle, une mer belle, du Nord-Ouest, conséquent mais soutenable, qui nous met par le bon plein dans le cap exact d’Horta.
On a une petite revanche à prendre et on décide de sortir le spi, le grand, celui des communions et des mariages.
Les bords heureux n’ont pas d’histoire. Disons quatre heures de bonheur, envoi parfait, le spi qui pendouille puis se gonfle en claquant jusqu’à masquer le tribord du paysage. Le bateau qui s’écrase dans l’eau sous la puissance de la traction, le bouchain qui laboure la vague plutôt qu’il la franchit.
Tout le monde est passé à la barre, à chacun son lot de départs au lof, vite maîtrisés, mais suffisamment spectaculaires pour ajouter la peur au plaisir. Chaque barreur est au-dessus des 8,10 nœuds, vitesse à laquelle le bateau se met à ronronner comme le chat de Catherine, on aimerait dire de contentement mais c’est juste la coque qui atteint sa vitesse maxi théorique et se met à vibrer.
Un affalage parfait, la toile de la taille d’un F4 brassée frénétiquement et le spi menaçant, redevenu simple paquet de tissu, qui coule comme un serpent se lover dans le carré pour y être plié. Alors, un sourire lumineux de gosse heureux sur le visage de tous.
Puis une nuit de merde. De la brume, de la pluie des paquets de mer. Pour la première fois, il fait froid. Plus d’anémomètre mais impossible par ce temps de distinguer les penons, on barre le nez sur le compas rendu trouble par la condensation, bordel, c’est 90 ou 120 que je vois, et on vire sans le vouloir. Bien sûr, le vent change, nous pousse en direction de Dakar, et si l’on en croit la carte météo, nous renvoie dans la pétole.
Seul point positif de cette nuit, elle finit par se terminer, comme elle a commencé, dans un crépuscule incertain.
Et on recommence : aujourd’hui bon vent, bon cap, bonne mer. Vivement cette nuit.
Samedi 26 juin
Trump avait raison, la pollution des océans, ce sont des foutaises de loosers, la preuve, ça fait presque quinze jours qu’on navigue sur notre yacht et on n’a pas vu un déchet. Ça sert à quoi, alors, qu’on s’emmerde à ôter le capuchon plastique des bouteilles avant de les noyer? Pourquoi on discute à l’infini de la teneur en plastique des emballages individuels des sachets de thé, pour décider si on les jette ou si on les rapporte aux Açores?
Hier, on a commencé à changer d’avis en voyant passer un puis deux puis trois déchets plastique non identifiés, flottant à la surface, comme une petite poche gonflée et translucide.
On a d’abord cru au passage par dessus bord d’un container de préservatifs. Puis Emmanuel s’est souvenu d’avoir lu quelque chose sur le sujet, et il a bien fallu se rendre à l’évidence : ce sont des méduses à voile. Elles portent sur la tête, comme un bibi des années folles, une sorte de vésicule en demi-cercle, lattée comme une grand-voile de nervures en rayon. C’est sans doute gonflé à l’air, comme le bord d’attaque d’une voile de kitesurf. Et ça prend hardiment le vent par le travers, tant elles voguent toutes à 90° du vent. Sous l’eau, on devine sous la voile les filaments de l’animal, qui font quille. Des méduses vélifères, a dit doctement Daniel, mais on a bien vu dans ses yeux qu’il venait de l’inventer.
Après les pelouses qui poussent à la surface de l’eau et les poissons volants, c’est la troisième preuve, selon le point de vue qu’on adopte et par ordre décroissant de mysticisme, de la fantaisie créatrice de Dieu, de la Nature ou du Hasard. C’est Spinoza qui aurait été content.
Nous avons passé la journée à absorber la dernière poche de calme entre nous et les Açores, du moins si la météo à dix jours ne se déjuge pas d’ici là. Le vent a commencé à tourner nord, il devrait se renforcer et nous porter bâbord amure vers Horta.
Si Dieu, la Nature ou le Hasard y consentent.
Vendredi 25 juin
Généralement, ça commence vers 18h30. Un à un et quoi qu’il se passe, les membres de l’équipage montent sur le pont et s’installent face à l’Ouest. C’est un des rares moments où on est vraiment tous ensemble, ce qui peut sembler absurde quand on vit à cinq dans 10m2.
Pour un peu, on se croirait au théâtre. Chacun gagne sa place, on se pousse pour laisser passer le nouvel arrivant, pardon, je vous en prie, faites donc.
La banquette du cockpit compte deux places, les meilleures, avec un bonus pour celui qui préempte l’informe et infâme coussin rose, arrivé on ne sait comment à bord et dévolu depuis au postérieur du barreur. Aux autres, le strapontin de fond de cockpit ou la banquette dos à la scène
Au cabaret, plutôt : à 19h, l’apéro monte de la cambuse, le soleil descend et la chaleur tombe, ça peut commencer.
On dira ce qu’on voudra, mais le cumulus, c’est une bête de scène, ça vous tient n’importe quelle salle. Ici, ils montent très haut dans le ciel, improvisant des formes invraisemblables sous les rayons changeants du soleil couchant, du cinéma 3D sans lunettes en carton.
C’est là que le spectacle devient interactif. Au public de nommer les formes prises. L’ours et le caniche sont les plus cités, de face, de profil, de trois-quart, même de derrière. Mais aussi les lapins, les requins, la raie manta, une fois. Les dragons, bien sûr, mais du plus technologique aussi, Guerre des étoiles ou, plus modestement, flottes de porte-avions, avec escorte. Le troupeau de bisons volants est moins fréquent, mais y’en a.
On est comme des gosses, regarde, là, c’est une souris qui lève son nez vers un morceau de fromage. Il faut faire vite, les nuages changent rapidement de forme, mais ce qui est extraordinaire, c’est que ça marche : dès que quelqu’un nomme quelque chose, l’image devient évidente pour tout le monde.
Emmanuel est assez rétif à l’exercice sauf, allez savoir pourquoi, pour les formes à verticales et angles droits, des nuages euclidiens, dit-il.
Philippe est à l’écoute mais lui, son truc, c’est le rayon vert, qu’il n’a jamais vu malgré un palmarès de navigateur impressionnant.
Les autres donnent tout ce qu’ils ont. La palme à Anne qui a vu et fait voir Voltaire, son grand nez, sa calotte, et son air méchant. De trois-quart.
Jeudi 24 juin
Chic, aujourd’hui, c’est journée à thème, pour fêter le franchissement du 30e parallèle.
Pour commencer les festivités, cap au 30 : nous faisons route au Nord-nord-est, pour profiter d’un vent de nord-est assez vif, sans doute un alizé qui s’est perdu dans cette région où ils ne s’aventurent guère à cette époque. Quelques jours comme cela, jusqu’à ce que nous touchions du nord-ouest qui nous emmènera aux Açores.
Octobre, qui se met en quatre, façon de parler, pour nous complaire, navigue à 30 degrés du vent, ce qui est assez exceptionnel pour un bateau de sa conception. C’est dû à sa bonne volonté, certes, mais surtout à l’habileté des barreurs (considérez ce pluriel comme relatif et non absolu, on ne dénonce personne).
Pour ne pas être de reste, la température dans la cabine est tombée à trente degrés, c’est le mieux qu’elle puisse faire, tous les hublots restant bouclés contre les paquets de mer que le près nous impose.
On aimerait vous dire qu’on a eu des rafales à 30 nœuds sous les grains, pour compléter le tableau, mais ce serait mentir. D’ailleurs, on n’en sait rien, on n’a plus d’anémomètre.
Ce qu’on n’avait pas prévu dans le programme, ce sont les 30 degrés de gîte dans lesquels on vit. C’est comme si on avait oublié d’inviter une des fées à la fête des trente et que, vexée, elle se rappelle à notre mauvais souvenir. Bon, nous n’avons pas l’innocence de la Belle au bois dormant, on a déjà connu ça, mais c’est vrai qu’on oublie à chaque fois combien c’est difficile.
Sûr, plus personne ne gambade sur le bateau. Quand on se déplace, il faut calculer chaque pas, lutter contre la gravité qui ne demande qu’à vous balancer de l’autre côté de la cabine, vivre avec une seule main, l’autre désespérément accrochée, tous muscles bandés, pour éviter un gadin sur le coin de la table à nos pauvres corps raidis et alourdis par les ans. Même Philippe, notre aide-soignant officiel dans cette course de l’Ephad, a du mal, c’est dire.
Seule consolation, ça fait travailler tous les muscles, et quand nous descendrons sur le ponton à Horta, au terme du voyage, la foule en délire admirera les énormes biceps qui crèveront nos manches, puis les carrés de chocolat qui tapisseront nos ventres, quand elle aura arraché nos chemises.
En espérant qu’on ne mettra pas 30 jours à y arriver
Mercredi 23 juin
Cette nuit, on a touché le fond, et là où nous étions, c’est très profond. Rien, plus rien que rien, même. Pas un souffle, pas une soufflette, un soupir, même pas une haleine. On restait sur le pont à chronométrer le temps que mettaient les touffes de sargasses à longer le bateau. Record pour Harpo qu’on a eu le temps de baptiser à cause de ses frisettes, 24 minutes 30 secondes à hauteur du tableau arrière.
Les voiles, découragées, n’avaient même plus le cœur à battre. L’eau clapotait sur la coque comme dans la baignoire d’un enfant sage. Sur les haubans, les penons que nous avons installés à la mort de l’anémomètre affichaient une déturgescence postcoïtale qui nous renvoyait à notre triste condition animale.
Seule la girouette en haut de mat jouait au derviche tourneur, pendant que le courant nous poussait vers les côtes américaines, heureusement hors de portée.
Alors, on a craqué. À quoi bon s’obstiner à s’enfuir? On va s’installer ici. On va acheter, le terrain ne doit pas être bien cher, et puisqu’on doit rester là à jamais, c’est plus raisonnable que de louer. L’endroit est beau, quand on aime le dépouillé et on ne sera pas emmerdé par les voisins. C’est vrai que c’est loin pour les courses, mais si on a oublié le sel, on n’aura pas trop de chemin à faire.
Depuis ce matin, du vent. On a rangé les sièges pliants dans le coffre, enfourné les gosses à l’arrière, roulé l’auvent de la caravane et repris la route. Heureusement, on n’avait rien signé.
Mardi 22 juin
Double drame sur Octobre.
Ce matin, Ollé, dans sa frénésie aveugle de rangement, a jeté à la mer deux petits bocaux vides qui-auraient-pu-servir-à-mettre-des-trucs, provoquant l’indignation unanime de l’équipage qui les avait soigneusement mis de côté. Conscient et contrit de ce grave manquement à la loi hauturière qui dit que sur un bateau, on ne gâche rien, même pas l’eau de mer, au cas où ça viendrait à manquer, il a de lui-même proposé de se jeter par-dessus bord, chaîne aux pieds.
Quelques instants après, car le destin, comme le facteur, frappe toujours deux fois, la projection journalière par l’ordinateur de notre route, traversée par les calmes, nous donnait une date estimée d’arrivée aux Açores fin juillet-début août, et là c’est Philippe qui a marqué le coup car il doit impérativement rentrer en France le 10 juillet.
Heureusement, comme dit le professeur Tournesol, tout est bien qui finit bien. Mansuétude native ou répugnance à se séparer de la chaîne de l’ancre, l’équipage a commué la peine d’Ollé en huit jours de mise aux fers dans le placard à cirés. Quant à la date d’arrivée, la découverte d’un bug du logiciel de routage a permis de la ramener aux premiers jours de juillet, comme prévu initialement.
Mieux que bien, on a même trouvé, planqué sous un nuage, un (tout) petit vent de nordet qui nous emmène bravement à l’Est, d’où nous remonterons vers les Açores dès que le vent tourneront. (À Clément, notre fidèle éditeur grâce à qui vous lisez ce billet quotidien : attention, ce n’est pas une coquille, c’est une citation.)
Lundi 21 juin
Des journées entières dans les calmes, c’est notre lot. Pas la petite calmasse de quelques heures, où on attend le retour du vent en se racontant des histoires de calmasse, tu te souviens quand… mais 24 heures à vent zéro, une mer lisse, luisante et gondolée comme les protège-cahier de notre enfance, sans l’étiquette.
Pas grave, c’était budgété, on fait avec. De quart en quart, ceux qui aiment barrer, barricadés de la tête aux pieds contre le soleil, s’essaient à créer leur propre vent pour grapiller des milles comme des pièces jaunes sur l’argent des courses. On a suivi des caps absurdes, à la poursuite de ridules qui égratignaient la surface, aussitôt baptisées risées dans un élan propitiatoire. On a fait cap sur New-York, Miami, la Guadeloupe, le Venezuela et les Bermudes. Jamais sur les Açores. On a viré de bord à la main, à prendre le génois dans ses bras pour le basculer de l’autre côté de l’étai de trinquette.
Résultat inscrit d’avance : hier on avait fait 40 milles sur le fond, soit le tiers des jours précédents, aujourd’hui on sera contents si on n’a pas reculé.
Mais, bon, on s’occupe, on bricole. Par exemple, on a réparé le frigo, son moteur ronronne à nouveau et rajoute quelques degrés aux 35 qui règnent à l’intérieur de la cabine, c’est déjà ça de gagné. En revanche, il ne produit aucun froid.
On s’est baignés, aussi, par 5000 mètres de fond, mais contre toute attente aucun monstre marin n’a surgi des abysses pour nous faire admirer sa dentition, ça ne peut pas être Spielberg tous les jours.
Duval, on a lancé les lignes parce que depuis des jours les poissons nous tannaient, et il est où Jean-Michel, et qui va s’occuper de nous, et quand-est-ce qu’on mange? Infernal. On a tout fait bien, attendu la tombée du jour, déclaré urbi et orbi qu’aujourd’hui ça allait être une hécatombe, mais ils ne nous ont pas crus, ils ont bien senti que ce n’était que de la chique. Reviens, tu nous manques.
Dimanche 20 juin
On l’a su dès le lever du jour : ce serait une non journée. Pas de nuage, pas de relief, mer plate. Pas un lever de soleil, ça a bougonné Daniel. Malgré le reproche, le vieux cabot, refusant de refaire la prise, est monté très loin, gros, très vite dans le ciel vide, nous promettant une chaleur de gueux.
Pas de vagues, pas de vent non plus. On tape le 2,27 nœuds depuis ce matin, avec des pointes à 3,12 sous les risées. L’anémomètre a eu tellement honte qu’il est tombé en panne. On a pensé envoyer Philippe en tête de mat vérifier le capteur. Il a accepté, que pouvait-il dire, c’est le plus jeune et le plus souple, mais on a senti qu’il ne débordait pas d’enthousiasme, et, bon, il faisait chaud, on a décidé de ne rien faire. Pas besoin d’électronique pour voir qu’il n’y avait pas de vent.
Pour ne pas froisser l’appareil, on a quand même épluché la doc, en cas de panne veuillez rétablir les paramètres d’usine mais même ça, pfff, à quoi bon? On a ignoré le fauteur de trouble qui, vexé, s’est remis en marche en soirée.
Pas de vent, pas de cap non plus. Le pilote, perdu, a fait une crise de nerfs un peu plus tard. Foc à contre, une garde sur la grand voile, Octobre a fait un tour sui lui-même et est revenu au cap. Alors, pourquoi s’en faire?
Nous voilà convertis à la méthode Churchill, si c’est bien lui qui a dit qu’il n’est guère de problème que l’absence de solution ne finisse par résoudre – ou Clémenceau, se souvenir, la prochaine fois, d’embarquer un petit Larousse.
On a décidé de l’appliquer aussi au frigo, tombé en rade cet après-midi, on vous dira si ça a marché.
Sur la carte, devant nous et au moins pour deux jours, des petits zéros à la place des habituelles flèches de vent?
Laisse glisser, on s’en fout. Ça reviendra.
Samedi 19 juin
Ça commencé comme ça. Emmanuel est descendu de la terrasse et a dit : on va lancer le spi.
Philippe, qui dormait sur sa bannette, s’est dressé comme une marmotte hors de son trou, Daniel a sauté dans ses chaussures, et quelques micro-secondes plus tard, tout le monde était sur le pont, sauf Anne, vestale de quart, qui plongeait dans le local technique pour en extraire le voile sacré.
C’est toujours étrange l’excitation qui saisit un équipage à l’énoncé de ces trois lettres. Le spi, c’est le saint-Graal de la voile. Celui qui ne peut pas dire qu’il a déboulé sous spi à, – au choix – la Trinité, l’île de Wight ou Santiago de Cuba, celui-là n’est pas un marin.
À vrai dire, le vent agonisait. Ce n’était pas une surprise, la météo nous avait préparés au pire, mais c’est toujours triste quand même. Pas plus tard qu’hier, il nous donnait du 10-12 noeuds, mais on sentait bien depuis ce matin que la mécanique était brisée.
Alors, quête de distraction ou team building, Emmanuel a tenté son va-tout.
On a hissé le sac sur le pont, fixé le point d’amure, passé avec soin les écoutes à l’extérieur de tout. Et que je te hisse la toile, et je borde, et abats un peu pendant que je roule le génois.
Un oiseau minuscule, mais doté d’un puissant organe et scandalisé par l’apparition de ce grand tissu bleu, s’est mis à faire le tour du bateau en nous engueulant, puis est parti en référer et se plaindre à je-ne-sais-qui au delà de l’horizon.
Ce devait être aussi l’opinion du vent qui s’est immédiatement retiré de l’affaire et a repris les derniers petits noeuds qu’il continuait à dispenser malgré son état critique.
Le spi s’est gonfloté, mais on sentait bien que c’était pure politesse. On s’est regardés, on a rigolé et on s’est dit que, bon, on aurait au moins quelque chose aujourd’hui à consigner au livre de bord.
On a affalé, tout rangé bien-bien, renvoyé le génois et on a bu une bière pour fêter ça.
Vendredi 18 juin
Cette nuit nous voguions sur la mer impassible, le vent clément mais non absent, poussait le bateau qui filait presqu’à plat. La lune s’est levée derrière nous, avec cet étrange sourire horizontal qu’elle a sous ces latitudes.
Le ciel était pour la première fois dégagé, des milliers d’étoiles venaient s’accrocher en guirlandes aux filières. Seuls quelques petits nuages ridicules, comme des houppettes de maquillage, restaient désemparés en suspension dans l’atmosphère, en se demandant ce qu’ils foutaient encore là alors que tous leurs potes avaient depuis longtemps filé à l’horizon. De temps en temps, la lune venait s’y poudrer le nez, avec des mines d’andalouse derrière son éventail. Sa lumière s’alignait dans le sillage exact du bateau. et c’est ainsi qu’Octobre, obstinément, ouvrait dans la nuit un sillon de lumière.
C’était tellement beau qu’on a même causé de nos projets d’avenir, nous, vieillards au bord de l’abîme. Comme si ce monde, pour un moment, avait levé un coin du rideau et nous laissait de l’espoir.
C’est dire l’état dans lequel on était. Tranquilles, paisibles, décontractés du temps, et on mourrait quand on aurait envie de mourir.
Alors, c’est sûr, on se lave un jour sur deux, on mange dans des bols et on dort sur des étagères, mais où trouver un tel moment de paix à terre?
Puis les batteries ont baissé et il a fallu lancer le zonzon.
Jeudi 17 juin
C’est bien joli, ces grandes trainées d’orange jetées sur le bleu (outremer, dit Anne) de l’océan. On croirait traverser un gigantesque Pollock.
Selon Vincent, propos rapportés par Emmanuel, elles s’organisent en ligne à cause des courants verticaux qui plongent à cet endroit, comme la mousse sale aux bords d’une lessiveuse qui déborde.
Ça fait rêver, ces courants qui plongent vers le fond. On imagine ce que Cyrano de Bergerac et Jules Verne en auraient fait s’ils en avaient eu connaissance. Auraient-ils décrit le voyage au centre de la mer d’un bateau qui aurait basculé pour les suivre?
Octobre, plus modeste, mais on ne lui en voudra pas, se contente de la surface. Moins fun : quand elles s’agglomèrent en vastes surfaces, comme des terrains de foot qui onduleraient mollement sur les vagues qu’elles écrêtent et ralentissent, le bateau les traverse avec répugnance, absurde tondeuse d’une pelouse grillée par le soleil.
Aujourd’hui, ça va mieux. Quelques frayeurs encore cette nuit, le gps de la tablette qui se déconnecte tout seul, et qui va nous dire où on est? Baisse de tension des batteries, et, partant, de tout le monde, faut-il se passer du pilote, du frigo, horresco referens, des deux? Mais tout est rentré dans l’ordre. La mer s’est apaisée, on a pu enfin ventiler la cabine et ces quelques degrés de fraicheur gagnés ont redonné le sourire à tout le monde.
On a branché le routeur de la tablette, et on a bien fait. On avait commencé à prendre la route directe pour les Açores, il nous a vivement conseillé de mettre un peu d’est dans notre cap, pour passer sous les franges de la zone de calmes, effet classique de l’anticyclone du même nom. Il faudra bien la traverser, mais en attendant on gagne un peu de vent.
Nouveauté dans ce journal. On nous a souvent demandé plus de photos, Philippe sait faire, il postera chaque jour une photo légendée de la vie à bord.
Hier, Eliah, dont on nous avait annoncé l’arrivée à Mindelo, a eu 15 mois. Fuck le covid, on l’embrasse tous.
Mercredi 16 juin
Aujourd’hui, on a compris la détresse du homard quand il entend du fond de son sac bleu la famille discuter des mérites respectifs de l’eau bouillante et du barbecue.
Nous sommes sous les tropiques et le soleil, à quelques jours près, est au plus haut de l’année. Ça, c’est pour la chaleur dans le cockpit.
On fait route au Nord pour profiter encore de l’alizé, avant de piquer vers le Nord-Est quand on sera sortis de sa zone. La mer est belle, assez formée et nous vient avec le vent, qui n’est pas mal non plus, par le travers. On continue à se faire rincer. Et comme Octobre, merveilleux bateau, est malheureusement dépourvu de manches à air, personne n’est parfait, il faut boucler tous les hublots pour éviter d’embarquer des paquets de mer. On atteint des températures de sauna, dont l’humidité est assurée par les draps trempés de sueur et les tee-shirts mouillés, les deux refusant obstinément de sécher.
Un étrange ballet nous agite depuis ce matin, de l’étuve au grill et retour.
Rapide pas de deux dans la cabine où le moindre effort, ne serait-ce que regarder sa montre, fait perler la sueur au front. Saut sur le pont, ou le vent nous rafraîchit immédiatement. Pas longtemps : assis dans le cockpit, on regarde le haut de ses genoux et ses épaules rougir à vue d’oeil. Vite, de la crème : même Anne et Ollé, pourtant rétifs à l’exercice, s’y sont mis. Soulagement. Mais on recommence à cuire très vite. Quand on entend la crème solaire commencer à grésiller sur ses cuisses brûlantes, on replonge dans la cabine – voir précédemment.
Alors, empathie ou geste de solidarité politique, nous arborons ce soir, qui aux genoux, qui sur la nuque, sur le nez pour d’autres, les couleurs de ce crustacé opprimé. Que ça se sache dans toute la réseausphère : nous sommes tous des homards.
Cuits.
Mardi 15 juin
Le vrai voyage, c’est la nuit. Comme toujours dans ces régions, la lumière est tombée très vite, et nous avons été un peu pris de court, accaparés par les résultats du concours de coups de soleil. Sans conteste, Daniel a gagné de plusieurs longueurs.
On s’est retrouvés dans le noir avec la précipitation et les mauvaises surprises d’une première fois. À l’allumage, les instruments du cockpit brillaient comme une bougie dans la nuit, ce qui est joli dans une chanson mais notoirement insuffisant à nos yeux de vieillards. Le pilote, au lieu d’afficher les trois chiffres du cap, s’est mis à aligner des points et des tirets, une conversion malvenue au morse, et la girouette électronique indiquait tout autre chose que la direction évidente du vent.
Une fois les pendules remises à zéro, comme disait un autre chanteur, il a bien fallu admettre, après avoir vu Philippe et Anne entièrement repeints à l’eau de mer par les paquets d’écume que les vagues hissaient à bord, que le temps des quarts de nuit en maillot de bain était derrière nous (encore une comparaison, désolés).
Dommage, c’était si beau, cette balade, rien qu’à le dire, laisser Antigua et Barbuda sur tribord, Montserrat, Neves et St Kitts sur babord. Il a fallu plonger dans les coffres avant pour en arracher les cirés, capeler les harnais de sécurité, s’accrocher à la ligne de vie, puis se concentrer pour réchauffer au plus vite les filets d’eau qui coulaient par les cols des cirés jusqu’au creux des épaules.
On s’est fait asperger toute la nuit. À défaut de baptême, c’est une confirmation : adieu mer caraïbe, on te laisse tes sargasses, tes pirates de cinéma et tes charters de catamarans ventrus, on est bien en route.
Lundi 14 juin
Promis, on ne va pas vous la jouer comparative, retour versus aller, mais quand même, le destin est parfois têtu.
Au départ du projet, en 2019, nous avions décidé de nous payer une liaison satellite, pour récupérer des fichiers météo quotidiens et donner de nos nouvelles chaque jour.
La liaison satellite, on connaissait, les skippers des grandes courses au journal de vingt heures, les yeux fiévreux et la barbe de dix jours, débitant leurs blagues à deux balles avec une voix de nez, l’aventure, en somme.
On avait donc acheté l’appareil, la petite boite noire que vous voyez au premier plan de la photo, chargé les logiciels, mais las, impossible de le faire fonctionner Ce n’est qu’en arrivant à Lézardrieux, au prix d’un coup de fil crachotant avec le service après-vente en Australie, tandis que le bateau passait sous le pont, qu’on a réussi à débloquer le bouzin.
Eh bien, pareil cette fois-ci. L’engin magique avait mal supporté l’inactivité et refusait obstinément de reprendre du service. Depuis samedi la tension montait, on faisait les fiers, tant d’autres avant nous, et d’ailleurs Emmanuel et Daniel, avaient traversé à la carte et au sextant, mais chez Catherine, Francine et Dominique ça rigolait moins.
Dimanche soir on a envoyé un mail digne mais ferme, genre morituri te salutant au service après-vente en France, et, merci Lisa, une liste de 24 points à vérifier est arrivée lundi matin.
Après cinq heures de bidouille, à grand coups de reset et de modification de mot de passe, c’est reparti. On a hissé les voiles, touché un bon petit vent, on a senti le bateau s’ébrouer, retrouver sa vitesse et vrombir de plaisir et reconnu le boucan des génois qui claquent et des écoutes qui grincent. Les poissons volants qui nous guettaient depuis un an sont revenus fuir sous l’étrave.
La Guadeloupe vient de disparaître, la nuit va tomber, nous sommes heureux.
Dimanche 13 juin
La Guadeloupe terre d’accueil. Cette nuit, une théorie de vedettes superbes, débarquées tout droit du dernier James Bond n’ont cessé de défiler dans la marina de Pointe-à-Pitre, chargées de jeunes gens venus nous souhaiter la bienvenue. Particularité locale, des led rouges, jaunes, bleu lagon coloraient le sillage de leurs monstrueux moteurs hors-bord.
Elles glissaient lentement dans la nuit étoilée et c’eût été fort poétique sans la musique que déversaient à plein volume les ghetto blasters embarqués à leur bord. On a appris ensuite qu’ils se rendaient en masse à une conférence nocturne sur le confinement.
Tout a une fin, le jour s’est levé, impatiemment attendu par Ollé que le décalage horaire avait viré de son étagère à 4h du matin, prêt à prendre son quart seul sur le ponton.
Octobre a largué les amarres, quittant à regret cette île accueillante. Mais il était dit qu’elle ne nous laisserait pas partir comme cela. À peine sortis de la rade, voiles hautes et bonne allure, on a vu dans le sillage de gros poissons blancs qui nous suivaient à distance régulière. Tellement régulière qu’on a vite compris qu’on avait ramassé un casier dans la quille, et que c’étaient ses flotteurs qui dansaient ainsi entre deux eaux : la Guadeloupe essayait de nous retenir par la manche.
Désolés, la belle, pas le temps, on a l’Atlantique à traverser.
Ce soir, les Saintes, demain l’Océan.
Samedi 12 juin
Anne, Daniel et Emmanuel ont accueilli Philippe, l’ami briochin, et attendent l’arrivée de Jean Michel, dit Ollé. L’équipage à cinq sera alors réputé complet.
C’est l’heure des fins de check-list, aussi variées que piles, viande, essence, pain, plein d’eau…
Comment s’organisera la vie à bord en navigation, nous demande-t-on souvent ?
À tout moment de navigation deux personnes sont en charge de la marche du voilier (ce qui ne les occupe pas à temps plein dans les conditions normales). Chaque période de 24 heures est divisée en 6 périodes — dites quarts — de 4 heures : de 21h à 1h, de 1h à 5h, de 5h à 9h, de 9h à 13h, de 13h à 17h, et de 17h à 21h. Pour chacune de ces périodes, deux équipiers sont donc de quart. De plus, sur chaque période de 24 heures, un équipier est placé hors quart et il est responsable de la cambuse, c’est-à-dire de l’intendance ; s’il n’est pas nécessairement en charge des repas, il doit s’assurer de leur préparation. Quatre jours sur cinq, un équipier assurera 3 quarts de 4 heures, un jour sur cinq il sera hors quart. Une règle de permutation, proposée et non encore brevetée par Emmanuel, permet que, sur une période de 5 jours, chacun aura partagé des quarts avec deux équipiers différents, et à des horaires différents ; et sur une période de 10 jours, chacun aura partagé des quarts avec les quatre autres équipiers, et à tous les horaires possibles. Nous avons déjà testé ce système à l’aller. Les détails de l’algorithme sont disponibles à qui en fait la demande.
Demain nous espérons écrire un mot sur notre départ.
Vendredi 11 juin
Alerte, tentative de passagère clandestine !
Anne a découvert un gallinacé ce matin sur le pont. Calme et discret, prêt à partir avec nous.
Daniel a proposé d’écrire dans ce journal qu’Emmanuel avait embarqué une poule à Pointe-à-Pitre, mais cela a été jugé délicat ; il n’est pas exclu que Dominique lise ce journal.
Que les défenseurs des animaux se rassurent, nous n’avons pas mis la poule à l’eau, ni au pot. Nous avons retrouvé sur le quai son légitime propriétaire ; il avait traversé l’Atlantique avec elle sur son voilier.
Jeudi 10 juin
Deux journées en une sur Octobre.
Navigation le matin pour rallier Pointe-à-Pitre, test réussi du génois et de la grand-voile haute. Le speedomètre, qui affiche la vitesse du bateau, est optimiste d’un bon tiers, ce qui est excellent pour le moral du barreur mais troublant pour le navigateur. Disons donc que ce matin nous avons allègrement dépassé les 10 nœuds.
Bricolage l’après-midi car nous faisons la chasse au matériel défaillant. Nous partirons avec un émetteur récepteur « Very High Frequency » et une pompe de WC neufs. D’où des travaux de plomberie, pour les WC, et de menuiserie pour placer le nouvel appareil radio sur la cloison des appareils. Les personnes averties reconnaîtront sur la photo et dans les mains de Daniel la chignole de… Gaby.
Ce soir, nous tenterons un dîner au restaurant ; sur ce point les mesures restrictives sont aujourd’hui plus fortes en Guadeloupe qu’en métropole, seules les terrasses sont ouvertes. Demain et après-demain, nous accueillerons de nouveaux équipiers, le départ approche, une petite pression monte.
Mercredi 9 juin
Octobre navigue !
Il n’avait pas bougé de son ponton depuis des mois. Un bord de près sous deux ris et trinquette et nous voilà accrochés à notre bouée préférée juste au sud du petit pain de sucre des Saintes. Avec plongeon et salut aux poissons multicolores en guise d’apéritif pour le déjeuner ; les équipiers sérieux réservent le pastis pour le dîner.
Nous avons pu tester le bon état de deux des trois voiles principales, ainsi que de leurs écoutes, drisses, hale-bas et autres bosses.
Nous avons aussi testé à nos dépens l’absolue nécessité de protection contre le soleil, quand la peau métropolitaine s’expose sur l’eau à ses feux.
Mardi 8 juin
Comme le sont souvent les opérations un peu complexes, la préparation d’une traversée est une école de patience. Nous avons attendu un long moment pour retrouver Octobre, et nous espérions faire un galop d’essai toutes voiles dehors dès aujourd’hui. Mais c’était sous-estimer la liste de choses à faire ou à faire faire avant de larguer les amarres. Inventaire complet du bateau, réglage de l’électronique de bord (le GPS devenu à tous familier, mais équipé d’un radar qui nous signale les navires alentour), révision moteur, grattage de l’ensemble de la coque sous la flottaison pour en éliminer flore et faune, bricolage pour renforcer les butées de barre. Et bien sûr, les courses : nourritures solides et liquides, tout ce qu’il faut pour cinq personnes pendant un mois ; allergiques au supermarché s’abstenir.
Demain, si tout va bien, notre message viendra des Saintes.
Bulletin météo Guadeloupe : alizé modéré et faiblement humide, vent Est force 3 à 4 avec quelques rafales. Température de l’air 35 °, température de l’eau 28°.
Dimanche 6 juin 2021
OCTOBRE, Livre II.
Où en étions-nous ?
Il y a plus de 14 mois, nous abandonnions le voilier bien amarré dans le port de Pointe-à-Pitre, pensant le retrouver dans les semaines suivantes. Illusion, car les restrictions locales et internationales de circulation complétant les périodes peu propices à la navigation nous ont conduit à cette longue pause.
Aujourd’hui, nous sommes de nouveau à bord, mais nous avons renoncé à une grande partie de notre périple programmé. Nous n’irons pas aux Bahamas, nous n’entrerons pas dans New-York sous spi et nous ne caboterons pas le long de la côte de Nouvelle-Angleterre. Il est temps de rentrer en Bretagne.
Avec beaucoup de chance, car il peut y en avoir en toutes circonstances, nous avons trouvé en Guadeloupe un marin expérimenté qui, à la suite de grandes aventures, cherchait un abri marin. Thierry a pris soin d’Octobre et le voilier a pris soin de lui. Nous retrouvons ainsi à Basse-Terre un voilier en bon état, gréement dressé et voiles ferlées, abri sans moisi, sans cafards, sans heurts.
Nous pensons à tous nos camarades (expression qui contourne l’écriture inclusive) qui avaient projeté l’année dernière de faire un brin de trajets avec Octobre en Amérique du Nord. Ce projet ne se réalisera pas. Ils échappent à la promiscuité, l’inconfort et à la gastronomie du bord, aux paquets de mer et au mal du même nom. Ils échappent au stress de l’arrivée nocturne sur une côte inconnue. Ils méritent notre salut, d’autant plus qu’ils ont tous accepté de soutenir le projet, même sans y participer.
Après les préparatifs techniques et un avitaillement complet, nous nous préparons à la route du retour à travers l’Atlantique, via les Açores. Îles magnifiques dont nous vous reparlerons.
Jean Michel, votre blogueur préféré, sera accompagné d’Anne, Daniel, Philippe et Emmanuel. Tous vaccinés, tous motivés.
Dimanche 18 avril 2020
Jean-Michel Ollé, qui a été le principal rédacteur de ce journal me suggère de le fermer « un peu solennellement ». Et bien sûr, il faudrait garder un peu de recul et d’humour. Merci l’ami, tu n’as pas de conseil plus facile ?
Le périple d’Octobre autour de l’Atlantique Nord était un projet de longue date dont une moitié a pu se réaliser ; cf. le billet du 15 mars. Ce projet, comme tant d’autres beaucoup plus importants, a été stoppé net par la pandémie et les mesures prises pour la juguler. Nous vivons une période de grande incertitude, sauf à considérer que la catastrophe finale est proche, ce qui n’est pas notre cas. Il est devenu périlleux de faire des projets, mais nous ne pouvons pas vivre sans projection vers l’avenir. Nous retrouverons la liberté et le grand large. Un de nos objectifs sera alors de ramener Octobre de Guadeloupe en Bretagne. Il est trop tôt pour savoir quand cela sera possible : après le confinement arrivera la saison des cyclones tropicaux, puis celle des tempêtes atlantiques. Nous serons prudents : si le retour ne s’organise pas avant l’été, alors nous viserons le printemps 2021.
Le souvenir de sept mois passés sur le voilier est bien traduit dans ce journal. Pour moi, ce fut une belle tranche de vie, particulièrement par les contacts confirmés ou noués en navigation et grâce à la mer si belle et envoutante, qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Je veux croire que ce bonheur profond, que ne contredisent pas des lassitudes et contrariétés, fut partagé par ceux qui ont embarqué. On me dit même que des équipiers dont le projet de navigation a été annulé par le blocage ont partagé ce bonheur à travers leur préparation et à travers ce journal. Ce journal qui est donc mis en état de sédation profonde et que l’on réanimera quand Octobre larguera de nouveau les amarres.
Emmanuel
Jeudi 26 mars
Tous les marins et toutes les marines qui se sont relayés sur Octobre depuis septembre sont à présent rentrés chez eux et confinés pour un moment, que ce soit en France ou au Canada. Ce groupe réunit 30 personnes.
Le voyage a donc été interrompu par la pandémie. Les 19 amis qui devaient participer, à un moment ou à un autre, à la suite du périple ont bien compris qu’ils devaient y renoncer.
Emmanuel aime les bilans chiffrés et il a comptabilisé pour le voilier, de septembre à février, 7000 milles parcourus, 87 escales dont les 2/3 hors de ports, 39 mouillages sur ancre et 8 pays visités. Nous avons abordé les îles suivantes : Lanzarote, Grande Canarie, Tenerife, Karabane, Sao Vicente, Martinique, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, Bequia, Dominique, Guadeloupe, Marie-Galante, Terre-de-Haut et Terre-de-Bas. La géographie est poésie, n’est-ce pas ? (Bernard Dimey et Henri Salvador le savaient bien !)
Nous espérons reprendre la rédaction quotidienne de ce journal dès que nous remonterons à bord d’Octobre, vraisemblablement pour un retour transatlantique.
En attendant, pour ne pas rester sur une note trop nombriliste, pour le plaisir de la littérature et pour partager la préoccupation écologique nous proposons une lecture et une énigme.
————
Nous sommes tous conscients de l’intensité des transformations que l’homme fait subir à la planète, et souvent inquiets de leurs conséquences. Nous avons le sentiment que cette prise de conscience est récente. Qui a écrit le texte suivant ?
(Essayez de deviner avant de consulter l’internet. Et envoyez à Emmanuel toute référence plus ancienne sur le sujet, merci. emmanuel.l.nav@gmail.com)
…
La mer édifie et démolit ; et l’homme aide la mer, non à bâtir, mais à détruire.
De toutes les dents du temps, celle qui travaille le plus, c’est la pioche de l’homme. L’homme est un rongeur. Tout sous lui se modifie et s’altère, soit pour le mieux, soit pour le pire. Ici il défigure, là il transfigure. La brèche de Roland n’est pas si fabuleuse qu’elle en a l’air ; l’entaille de l’homme est sur la nature. La balafre du travail humain est visible sur l’œuvre divine. Il semble que l’homme soit chargé d’une certaine quantité d’achèvement. Il approprie la création à l’humanité. Telle est sa fonction. Il en a l’audace ; on pourrait presque dire l’impiété. La collaboration est parfois offensante. L’homme, se vivant à brève échéance, ce perpétuel mourant, entreprend l’infini. À tous les flux et reflux de la nature, à l’élément qui veut communiquer avec l’élément, aux phénomènes ambiants, à la vaste navigation des forces dans les profondeurs, l’homme signifie son blocus. Il dit aussi son ‘Tu n’iras pas plus loin’. Il a sa convenance, et il faut que l’univers l’accepte. N’a-t-il pas d’ailleurs un univers à lui ? Il entend faire ce que bon lui semble. Un univers est une matière première. Le monde, œuvre de Dieu, est le canevas de l’homme.
Une formation géologique qui a à sa base la boue du déluge et à son sommet la neige éternelle, est pour l’homme un mur comme un autre ; il la perce, et passe outre. Il coupe un isthme, force un volcan, menuise une falaise, évide un gisement, met un promontoire en petits morceaux. Jadis il se donnait toute cette peine pour Xercès ; aujourd’hui, moins bête, il se la donne pour lui-même. Cette diminution de bêtise s’appelle le progrès. L’homme travaille à sa maison, et sa maison, c’est la terre. Il dérange, déplace, supprime, abat, rase, mine, sape, creuse, fouille, casse, pulvérise, efface cela, abolit ceci, et reconstruit avec de la destruction. Rien ne le fait hésiter, nulle masse, nul bloc, nul encombrement, nulle autorité de la matière splendide, nulle majesté de la nature. Si les énormités de la création sont à sa portée, il les bat en brèche. Ce côté de Dieu qui peut être ruiné le tente, et il monte à l’assaut de l’immensité, le marteau à la main. L’avenir verra peut-être mettre en démolition les Alpes. Globe, laisse faire ta fourmi.
L’enfant, brisant son jouet, a l’air d’en chercher l’âme. L’homme aussi semble chercher l’âme de la Terre.
Dimanche 22 mars
Bloqués au port et muni d’internet, nous sommes comme beaucoup suspendus au fil d’information pour suivre l’actualité extraordinaire sur les progrès du virus et les barrages dressés pour le ralentir. L’activité du port de Pointe-à-Pitre, en particulier de la marina, est fortement réduite. Les services sont fermés, en particulier les sanitaires. Par ailleurs, le confinement est relatif dans le voilier et sur le ponton qui accueille une cinquantaine de navires.
La place est sûre pour Octobre et nous allons l’abandonner pour un moment. Nous avons décidé de rentrer en métropole en avion pour appliquer les consignes de confinement dans nos domiciles respectifs, Gilles à Nice, Emmanuel à Rennes, Pierre à Lampaul ou Toulon. Bien sûr, il y a eu hésitation car le voyage retour est anti-confinement. Mais devant l’incertitude de la période devant nous, le choix de rentrer à la maison l’a emporté. Reste à voir si nous réussirons !
Quand retrouverons Octobre et achèverons-nous ce Tour d’Atlantique Nord tronqué ?
Lundi 16 mars
Le président nous a dit, avec force, « restez chez vous ! ». Oui mais c’est où « chez nous ? » se demandent Gilles, Pierre et Emmanuel. Ce dernier est à bord d’Octobre depuis 6 mois et demi, il peut donc considérer que « chez lui » c’est sur le voilier. Pierre est arrivé à bord hier, directement de métropole et Gilles était depuis quelques jours en Guadeloupe. Ils sont bien sûr accueillis à bord comme si c’était chez eux. Alors, plutôt que d’aller se précipiter dans d’hypothétiques transports aériens et ferroviaires, nous avons pris le parti de rester à bord. Nous avons un bon abri, un bon ravitaillement et le plein de soleil. Dans un contexte où toute la population subit des contraintes énormes et l’arrêt de ses projets et activités, il y a pire situation que la nôtre.
Pouvons-nous considérer que, confinés sur le voilier, celui ci peut se déplacer ? Autrement dit, pouvons-nous partir en croisière ? Pas sûr, car il faut pouvoir revenir dans un port, et les accès sont annoncés fermés.
Dans cette situation, chacun comprendra qu’un billet quotidien n’est pas de mise. Nous reprendrons l’édition de ces chroniques dès que les tribulations d’Octobre pourront reprendre. Salutations cordiales à toutes nos lectrices et lecteurs.
Dimanche 15 mars
Le projet de périple du voilier Octobre, basé sur la visite d’une quinzaine de pays et le relai à bord d’une douzaine d’équipages, est clairement incompatible avec la fermeture des frontières et la limitation drastique des déplacements. Et voilà que cette situation improbable se réalise. Nous avions imaginé de nombreux écueils possibles pour ce voyage au long cours, mais pas la pandémie virale. Inutile de détailler une situation que chacun connaît, et dont aujourd’hui chacun subit des contraintes fortes. Toujours est-il que le programme d’Octobre tel qu’initialement prévu s’arrête ici, dans le port de Pointe-à-Pitre. Nous renonçons à remonter vers la Floride le long des petites, puis grandes Antilles. Nous renonçons à longer les côtes de Géorgie, des Caroline et du New Jersey pour aller nous ancrer en mai à New-York City. La Nouvelle-Angleterre était notre destination de juin, et la traversée de l’Atlantique Nord notre projet de juillet.
C’est décevant et rageant pour toutes les personnes qui avaient prévu de participer, mais reconnaissons que c’est un malheur très relatif par rapport à beaucoup d’autres situations engendrées par la crise sanitaire internationale.
Et maintenant, qu’allons-nous faire ? Pour remonter vers Miami, Emmanuel devait être accompagné de Pierre et Gilles, sexagénaires comme lui, de Lucas, fils de Pierre et Clément, fils d’Emmanuel. Ces deux trentenaires avaient prévu d’embarquer avec leur matériel de kitesurf, aile et planche. Ils avaient dressé une liste de spots pour leur sport à Antigua, Barbuda, Anguilla et dans les Îles Vierges. Confrontés aux incertitudes sur les retours possibles en métropole et à la fermeture des écoles, Ils ont dû renoncer à quitter l’un Marseille, l’autre Nantes.
Pierre, Gilles et Emmanuel vont quand même profiter d’être sur un beau voilier en état de marche pour aller tirer quelques bords ; inutile de ruminer stérilement la déception. Et ensuite ? Quand Octobre pourra-t-il rentrer en Bretagne ? Avec quel équipage ? Ces questions restent en suspens. Nous sommes en mars et les conditions météorologiques ne sont pas statistiquement favorables à un retour Atlantique immédiat.
Lundi 2 mars
Une nouvelle période de transition s’ouvre sur Octobre. Après le départ de son équipage familial, Emmanuel reste seul. Aucune navigation en solitaire n’est au programme, il n’en a ni le goût, ni la compétence. Le voilier restera deux semaines sur le chic ponton visiteurs de la marina de Pointe-à-Pitre, entouré de voiliers comparables, rarement inférieurs à 12 mètres, et de quelques super yachts racés et tape-à-l’œil. On ne sait pas quels types d’aventures peuvent vivre les propriétaires de ces démonstrateurs de fortune, à déguster entre initiés évidemment.
Au programme des deux semaines, quelques travaux d’entretien : révision du circuit de gaz (pour la cuisine), retouches de peintures sur la coque (le noir est fragile), examen des problèmes de l’annexe (remplacement probable), reprise de fixation de chandeliers (et pourtant il n’y a pas de bougies à bord, ni en cire ni dans le moteur diesel). Pas de couture au programme, l’inspection des voiles n’ayant pas révélé de point de faiblesse ou d’usure.
Petits travaux à compléter par repos, tourisme et préparation des étapes futures. Car il y aura bien des étapes futures, avec un nouvel équipage à partir de la mi-mars et cap au Nord.
Ces étapes, nous les avons en tête mais nous ne racontons pas par anticipation. D’une part parce que nous ne sommes sûrs de rien, d’autre part parce que cela ménage un petit suspens.
Puisqu’il est seul à bord, l’auteur de ces lignes est démasqué. À toutes celles et ceux qui les lisent, Emmanuel souhaite une belle fin d’hiver. Il vous donne rendez-vous dans ce journal à partir du 16 mars.
Dimanche 1er mars
La pêche est déconseillée en Guadeloupe, de nombreux poissons n’étant pas comestibles. C’est pourtant la pêche au gros que nous avons expérimentée aujourd’hui. Un safran abandonné aux abords de l’îlet du Gosier a eu l’idée de venir se bloquer dans l’ancre d’Octobre. C’est donc après un dernier passage des plus petits sur la merveilleuse plage de l’îlet, qu’Agathe et Jérémy ont dû jouer les équilibristes à l’avant du bateau afin de se débarrasser de la grosse prise du jour (pas très appétissante). Il fallut près d’un quart d’heure, pendant lequel Emmanuel évitait les nombreux bateaux présents au mouillage (sans compter les nageurs, jet skis et navettes), où Dominique animait les activités d’Elsa et Hector, et de multiples lancés de lasso pour venir à bout de la proie. L’étrave d’Octobre garde des traces de la remontée de la grosse planche armée de ferrures ; souhaitons que ce soit moins compliqué pour nos suivants dans ce mouillage très fréquenté.
Après ces péripéties et un plein de gasoil au port de Pointe-à-Pitre, Octobre a pris place sur le ponton principal de la marina. Pour préparer d’autres projets.
Les trois plus jeunes ont passé l’après-midi à l’aquarium de Guadeloupe auprès des requins, la pêche y étant naturellement interdite, tandis que le reste de l’équipage refaisait une beauté à Octobre : planchers, cuisine, cabinet de toilette briqués, avec en fond sonore Lyon-Sainté.
Et pour le dîner, langouste grillée ! Accompagnée de Riesling, mariage de cultures.
Samedi 29 février
Une nouvelle fois ce matin nous avons mis cap au Nord pour préparer le retour à Pointe-à-Pitre du présent équipage. À Pointe-à-Pitre d’où décollera dans deux jours l’avion qui ramènera Elsa et Hector, Agathe et Jérémy, Dominique vers l’hiver métropolitain. Ce soir, nous sommes au mouillage protégés par l’Îlet Gosier pour une dernière baignade. Les éclats de rire d’Elsa et de ses parents ont salué ses sauts directs du voilier à l’eau ; or elle ne sait pas nager et le plan d’eau est clapoteux ; ne sois pas trop nerveux capitaine, ses parents assurent. Même Hector, 18 mois, à eu droit à une immersion marine, dans les bras de sa mère.
Définitivement, le voilier n’est ni un terrain, ni un outil de jeu adapté aux jeunes enfants. Le rire d’Elsa en était d’autant plus précieux qu’il compensait d’autres types de manifestations.
Ce matin la navigation au départ des Saintes était vraiment sympa. Une petite heure de régate avec un voilier canadien bien mené. Nous faisions jeu égal au près serré. L’occasion de se rappeler qu’Elsa est canadienne. La seconde expérience de notre bord du jour fut l’expérience des grains locaux : sous une barre de nuages gris soutenu, le vent passe brutalement de 12 à 25 noeuds, souffle ainsi une demi-heure, puis s’éteint totalement. Il faut être réactif pour adapter la surface de toile. Essayez avec un enfant nerveux dans les bras…
Vendredi 28 février
Le monde a ses grands soucis, et nous suivons l’actualité à intervalles irréguliers, suivant nos accès aux réseaux. Nous avons nos petits soucis, comme cette annexe gonflable qui a une ou des fuites ; nos petites et égoïstes interrogations comme de savoir si les pérégrinations d’Octobre de pays en pays risquent d’être limitées par des mesures de protection contre la diffusion du coronavirus.
Nous avons salué le catamaran Happy ce matin avec trois coups de corne de brume. Il devait rentrer à Pointe-à-Pitre avant la nuit. Et nous avons choisi de rester aux Saintes une journée de plus. Un bord moteur vers le Bourg de Terre d’en Haut pour que Dominique puisse y raviver des souvenirs de 27 ans. Un bord sous génois seul pour revenir au mouillage sauvage de Terre d’en Bas, en tirant l’annexe équipée de son moteur… de vrais touristes. Cette annexe qu’Anne et Emmanuel avaient achetée il y a dix ans et qui commence à vieillir, cf ci-dessus. Neuve, elle équipait le joli voilier « Embrasse les tous ».
Jeudi 27 février
Continuons sur la lancée d’hier, avec un retour aux Saintes par un grand bord de près serré, tout juste pour passer au large du Pâté des Saintes sans un virement de bord (bravo au barreur Jérémy). Happy, un peu moins efficace pour remonter au vent, a dû tirer un bord et passer entre le Pâté et Terre d’en Bas.
Petit aparté sur le pilotage d’Octobre. Le pilote automatique a déjà été cité dans ce blog, il est effectivement très efficace. Un choix s’offre donc aux navigateurs : barrer ou mettre le pilote. Les options du barreur ont déjà été décrites précédemment. Celles du pilote automatique sont : maintenir un cap géographique ou garder un angle au vent. Cette dernière capacité est particulièrement intéressante au près et par mer calme : le pilote sait maintenir le voilier à 33 degrés du vent apparent, donc plutôt efficace. Sauf qu’aujourd’hui nous avons expérimenté une limite de ce pilote alors que nous envoyions le génois au près : départ à l’abattée, réaction du pilote un peu trop vive et nous voilà partis pour virer et faire un tour sur nous même avec empannage avant de repartir au près… un joli rond dans l’eau !
Pour cette dernière soirée accompagné d’Happy, Octobre est mouillé dans l’Anse Fideling, sur Terre d’en Bas, petite crique absolument magnifique, avec une plage de sable noir accessible et peu peuplée (vous avez maintenant dû saisir l’importance de cet élément dans nos escales). Les eaux sont claires et nous y observons une faune nouvelle : étoiles de mer et tortues.
Mercredi 26 février
Comme espéré en fin du billet d’hier, nous avons fait de la voile aujourd’hui. Un bord de largue intense entre les Saintes et la Pointe du Vieux Fort, extrémité Sud de la Guadeloupe. À vive allure, le monocoque Octobre s’est fait gratter par le catamaran Happy au débridé par force 4-5. Théodore, élu au grade de capitaine adjoint sur le catamaran, en était fort réjoui.
Arrivés à l’abri de la mer et du vent au pied du phare du Vieux Fort, nous cherchons à nous arrêter pour la nage, la plongée, le bistro du petit port et la nuit. Mais l’Anse Dupuy est encombrée de bouées diverses. Difficile d’y jeter l’ancre, au risque de la coincer dans une chaîne qui traîne. Mais difficile aussi de distinguer les bouées de corps mort, attachées à un bloc de béton ou un vieux moteur, des bouées de casier, attachées à une nasse piège à langouste. À notre première tentative, nous nous amarrons à un casier. Évidemment, ce n’est pas fait pour ça. À notre seconde tentative, nous attrapons effectivement un lien de corps mort, mais il a l’air bien pourri et trop proche du catamaran de Théodore. Pour préparer notre troisième tentative, nous envoyons Agathe en sherpa, mode palmes, masque et tuba, en charge d’une inspection générale des bouées de l’anse. Un grand tour de la petite baie, puis notre ingénieure est au rapport. Il ne reste qu’une bouée de corps mort correcte. Elle est un peu loin, mais nous n’avons pas le choix, et la troisième tentative sera la bonne.
Un peu loin, cela ne facilite pas le débarquement. Dominique goûte assez peu les transferts du voilier à l’annexe gonflable puis de l’annexe au quai du port de poche bercé par le ressac. Nous réussissons toutefois ce manège avec la grand-mère et ses petits-enfants. Tout ça pour aller boire une bière dans le bistro qui diffuse sur écran géant la demi-finale entre Lyon et la Juventus de Turin. Ici, en Guadeloupe, comme pratiquement partout ailleurs dans le monde, le football est roi des sports médiatisés. Et apparemment, les guadeloupéens soutiennent les lyonnais.
Rentrés à bord, avec acrobaties en rebours, nous serons bercés par le clapot et balayés toute la nuit par le faisceau du phare si proche, 3 éclats 15 secondes.
Mardi 25 février
Aujourd’hui, pause au Pain de Sucre des Saintes. Nous en avons profité pour nous dégourdir les jambes jusqu’au village le plus proche, le Bourg de Terre de Haut, 2,5 km. Marche d’approche assez sportive, en particulier avec un enfant sur les épaules pour un, en sac à dos pour deux autres. Déjeuner « Aux Pieds dans l’Eau », déjà testé et approuvé par Emmanuel et un précédent équipage. Découverte de la faune locale : iguanes, crabes et (moins exotique) chèvres, chiens, coqs. Quelques courses pour compléter ce qui se consomme le plus à ce bord : melon, tomates, bananes et biscuits.
Il y a un paradoxe spécifique à ce bourg saintois. Malgré un envahissement touristique démesuré, y compris avec le mouillage de grands paquebots de croisière et le débarquement de leurs hordes, le charme des rues colorées, simples et accueillantes, opère. Il est vrai que l’ensemble baigne dans la lumière de la baie émeraude.
Et si demain on refaisait un peu de voile ?
Lundi 24 février
Nous sommes ce soir dans l’anse à Cointre, au pied du Pain de Sucre de l’archipel des Saintes. Les lecteurs réguliers de ce journal pourront dire « encore ! » et penser que la septième visite d’Octobre aux Saintes en deux mois doit rendre la chose banale. Ce n’est que partiellement vrai car les équipages et les conditions météo sont changeants. Chaque visite est nouvelle. D’autant plus (blague de serrurier) qu’il y a aux Saintes des passes partout. Mais il est vrai que le temps doit bientôt venir de quitter la Guadeloupe et de cingler vers des horizons nouveaux, vers le Nord ; nous en reparlerons.
La mission du jour assignée aux navigateurs des voiliers Happy et Octobre était de trouver mouillage à proximité d’une plage facile d’accès. Ces places sont disputées et pour augmenter nos chances il fallait arriver tôt. Nous avons boudé le vent léger entre Marie-Galante et les Saintes. Une longue matinée au moteur, un pensum pour les voileux. Mission remplie.
Non sans incident. À la voile, et encore plus au moteur, la veille pour s’écarter des casiers est indispensable. Éviter les bout’s flottants et dérivants est tout aussi nécessaire mais bien difficile quand on ne les voit qu’au dernier moment. Dans l’entrée de l’archipel un tel bout’ s’est pris dans l’hélice de Happy. Par bonheur le capitaine Clément et son équipage ont réagi avec vivacité. Par chance un catamaran a deux moteurs, et deux hélices. Rejoindre le mouillage en unijambiste sur un seul moteur n’était pas trop difficile et les apnéistes ont pu débarrasser l’hélice du paquet de bout’ qu’elle avait attrapé. Incident clos.
Dimanche 23 février
Aujourd’hui, une vraie nav’ de 16 milles, départ au petit largue, pilote automatique cap au Sud et réglages de voiles au fur et à mesure que le vent tourne. Il se confirme qu’Octobre est plus véloce que le luxueux catamaran de même longueur loué localement par Clément et sa famille.Hector a fini par céder aux sirènes du sommeil après plus d’une heure de lecture en cabine par Jérémy. Heureusement que le papa a le cœur bien accroché et ne subit pas le mal de mer (il est d’ailleurs naturellement désigné pour ces tâches intérieures, avec un plaisir variable). Elsa a mis la tête dehors en fin de parcours. L’occasion pour elle d’apprendre à jouer au portrait : la quasi totalité des équipiers des bords d’Octobre et Happy y est passée. Nous sommes ce soir mouillés dans l’anse Canot à Marie-Galante. Le cadre est idyllique mais la petite houle rend la plage difficile d’accès. Casse tête pour le transfert des plus jeunes vers leur destination favorite. Nous avons réussi avec planche de paddle, kayak, petite annexe sans moteur et simple nage. Et ce soir, miracle, la jeune classe dort. Citation de la semaine, par Elsa, cherchant son masque de plongée : ‘Il est où mon bas ?’ … elle avait bien le ‘tube’ sous la main !
Samedi 22 février
C’est donc la quinzaine des très jeunes enfants, avec Zéphyr, Ulysse, Théodore sur Happy, le catamaran loué par Iris et Clément, et avec Hector, Elsa sur Octobre. Ainsi Dominique et Emmanuel ont réuni tous leurs petits-enfants. Cette jeunesse goûte assez peu les plaisirs de la navigation, l’étude des cartes, le réglage des voiles, les repas en mode agité ou la coordination des manœuvres. Elle déteste la gîte et les sauts brutaux dans la mer hachée par l’alizé. Elle s’éclate en revanche dans l’eau chaude et turquoise des criques abritées Aux capitaines incombe alors la tâche de définir des étapes courtes et des points d’arrêt d’où une plage est accessible.
Aujourd’hui nous avons trouvé refuge dans la marina de Saint-François, la plus orientale de Guadeloupe. C’est assez sale, certainement pas un lieu de baignade, mais les plages cartes postales sont à proximité. Comme nous sommes arrivés au port avant midi, les enfants ont eu leur séance sable et mer.
Qui dit marina dit plein d’eau douce, douches et souvent petit restau. Ne nous plaignez pas.
Message personnel et néanmoins public pour Madeleine et Matthias. Nous avons fini le sirop d’érable que vous nous aviez amené pour le nouvel an. Ça faisait des ti’punchs délicieux. Les québécois savent-ils marier citron vert et sirop d’érable ? Existe-t-il une rhumerie à Montréal?
Vendredi 21 février
La liste des boîtes à outils et boîtes de pièces de rechange embarquées pour un voyage au long court est impressionnante. Il faut pouvoir faire de la mécanique sur le moteur, de la couture sur les voiles, du mastic sur la coque, de l’étanchéité sur l’annexe gonflable. Il y a l’électricité, la plomberie, la menuiserie. Il faut être armé pour poser un guindeau neuf (déjà fait) ou régler la tension du gréement (à faire). La réserve de vis et boulonnerie inox est importante (merci Anne), et le nombre de bout’s de tous diamètres et toutes tailles, utilisés ou en réserve, est probablement excessif. L’accastillage est abondant. Nous ne savons pas a priori ce qui servira dans tout le matériel embarqué. C’est une sorte de principe de précaution, légitime celui-ci. L’exemple du jour est significatif : grâce à l’ingéniosité de l’ami Ollé, nous avions pu aux Îles du Cap Vert réparer la fermeture éclair de la housse de grand-voile ; il avait déniché, dans le bazar de Mindelo, un vendeur de fermetures en vrac et trouvé le chariot du bon modèle ; en homme précautionneux, il en acheta deux ; puisque la pièce de rechange était bien rangée, nous l’avons trouvée sans peine trois mois plus tard pour un nouveau changement de chariot. Un détail comme on en vit tous les jours à bord. À propos de vie à bord, nous faisons l’apprentissage de la gestion des très jeunes enfants sur Octobre. Ce n’est facile ni pour eux, ni pour leurs parents, même s’il y a des vrais moments de bonheur en particulier dans l’eau et sur le sable. Mais ils sont sensibles au milieu inhabituel et confiné du bateau, ainsi qu’au léger stress accompagnant certaines manœuvres. Difficile de border le génois en berçant un enfant. Nous sommes ce soir dans l’Anse Accul, devant la plage du Club Med’ de Guadeloupe. Ce matin, nous avons tiré des bords de près de conserve avec le catamaran de Clément et sa famille, moment très sympathique. Nous avions sous-voilé Octobre pour rester à leur hauteur. À une autre allure, les rôles pourraient s’inverser.
Jeudi 20 février
Avec les vacances scolaires voici l’arrivée à bord d’Octobre des plus jeunes équipiers du voyage, descendance directe du capitaine, Elsa et Hector. Ont également rejoint le bord Dominique, Agathe et Jérémy. Et enfin pour dix jours, le catamaran Happy se joint à l’aventure, avec à son bord Clément, Iris, Théodore, Ulysse, Zéphyr, Clio, Chris et Jean-Francois. La présentation minimale des protagonistes des prochains jours étant faite, passons au programme.
Après deux nuits à essayer de recaler les horloges biologiques de la jeune classe, nous avons quitté Pointe-à-Pitre ce matin pour un mouillage à l’îlet du Gosier. Les conditions de vents étant un peu excessives pour tenter une première sortie à la voile, c’est le moteur qui nous a bercé jusqu’au mouillage (et victoire ! Première sieste à bord pour les enfants). Et de là, baignade, débarquement sur une plage, une autre, apéro et tutti quanti.
L’aire de jeu d’une plage s’apprécie d’autant plus après quelques jours sur le bateau, espace restreint peu adapté à la mobilité. La découverte des noix de coco, de crabes et autre faune locale permet aux parents de souffler quelques instants… jusqu’à la prochaine bataille de sable, jeu enfantin à issue prévisible et larmoyante. Ce soir les enfants tombent de sommeil comme des mouches heureuses.
Vendredi 14 février
L’équipe sortante s’est activée toute la journée pour briquer Octobre, des fonds au pont. Puis un taxi est venu chercher Virgile et Martin, Agnès et Antoine, Laurette et Denis pour les mener de la marina à l’aéroport ; direction Paris. En attendant une nouvelle équipe, Emmanuel reste seul quelques jours. À son programme : la préparation des futures étapes vers le Nord et quelques bricolages, mais rien de crucial, le voilier est en ordre de marche.
Depuis début septembre, plusieurs équipages tout à fait différents se sont succédés sur Octobre. À chaque fois, une nouvelle alchimie se met en place pour organiser le rythme de vie, la promiscuité, le partage des tâches, la participation aux manœuvres, les jeux et les tentatives d’isolement. Vieux amis complices, frangines enjouées, ingénieurs réfléchis, belles-sœurs chaleureuses,… C’est très intéressant à vivre, et difficile à décrire. Une autre source de variété vient bien sûr du type de navigation, des longues étapes atlantiques aux sauts de quelques heures entre deux mouillages caribéens.
La semaine prochaine, les arrivées d’Elsa, 3 ans, et Hector, 1 an, sont annoncées. Sûr qu’il y aura du nouveau.
Sauf annonce urgente (« Sécurité, Sécurité, Sécurité … »), nous attendons la future équipe pour poursuivre ce journal ; le billet quotidien reprendra le 20 février.
Jeudi 13 février
Quand on transate, on se laisse pousser par l’alizé que dame nature a orienté dans le bon sens pour celui qui cherche la chaleur. Mais pour le marin d’une semaine, point de transat, mais du cabotage et un retour au point de départ.
Or, qui dit retour, dit risque de vent contraire. Ce fut notre lot pour revenir des Saintes.
N’attendez pas que l’on se plaigne, ce serait malvenu, Octobre s’est montré fort véloce à emprunter une route que le vent contrarierait. Bien sûr, quelques vagues malicieuses ont douché Agnès « tête au pied », la gîte a incité les jeunes au plaisir de la sieste et le vent volé la casquette du capitaine, mais le retour n’avait rien d’une repentance pour avoir voulu débuter la semaine dans le sens le plus confortable.
Demain, hebdomadaire toilette pour Octobre qui fut vaillant et fort accueillant. Mais point d’anthropomorphisme, rendons à Emmanuel ce qui lui revient. Merci.
Mercredi 12 février
Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Qui va à la chasse perd sa place.
« Tout ce qui croise aux Petites Antilles se retrouve un jour ou l’autre aux Saintes ». Cette citation de notre guide de navigation, déjà utilisée dans ce journal, donne une idée du niveau de fréquentation de ce site superbe. Pour contrôler cet afflux et préserver les fonds des ratissages systématiques par les ancres et chaînes, les autorités locales ont interdit l’usage de l’ancre dans les trois meilleurs sites de mouillage. Des bouées de corps-mort ont été installées. Heureux sont les navigateurs qui trouvent une bouée disponible pour profiter des lieux et passer une nuit tranquille. Lors de ses cinq précédents passages (depuis début janvier !), Octobre a toujours trouvé une bouée bien placée. Ce matin encore, arrivant de Basse-Terre après un beau bord de près, nous avons trouvé une bouée devant le Bourg des Saintes. Achat de fruits et légumes frais et déjeuner dans un restaurant au bord de l’eau, tout va bien. Revenus à bord, nous voilà emportés par la gourmandise : après le site du bourg, pourquoi n’irions-nous pas dans un site plus sauvage et mieux adapté à la baignade ? Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous abandonnons notre belle bouée, et traversons la baie des Saintes vers notre coin préféré au pied du Pain de Sucre. Vous avez deviné la suite : toutes les bouées sont occupées ; nous fonçons vers le troisième site, sous l’Îlet Cabrit, situation identique ; revenus au bourg après une demi-heure d’escapade, nous constatons qu’aucune place n’est disponible et qu’en particulier la «nôtre» a trouvé preneur.
Où nous poser pour la nuit ? Il faut quand même un abri relatif et pas trop de profondeur d’eau puisque notre chaîne d’ancre ne dépasse pas 40 m.
À côté de la Tête Rouge, dans 8 m d’eau, nous avons jeté l’ancre ce soir. Ça roule et ça tangue, et cet inconfort est la conséquence de notre gourmandise. Nous allons tester les estomacs à l’arrêt.
Mardi 11 février
Elle ne veut pas quitter sa bouée de mouillage la sterne royale juvénile (nom officiel).
Perchée sur un jerricane qui indique au marin de passage l’existence d’un coffre de mouillage, elle garde son territoire. Denis, envoyé en mission par le capitaine pour vérifier que ces bidons flottants sont effectivement des indicateurs d’amarrages fiables, n’osera pas approcher de trop près cette gardienne plumée. Bien évidemment, le reste de l’équipage se moquera et gloussera.
Vérifications faites, l’anse Dupuy dans la pointe sud de Basse Terre, au pied du phare du Vieux Fort, regroupe plusieurs coffres d’amarrage qui pourront servir quand Octobre sera accompagné d’un second bateau lors de la quinzaine du « capitaine grand-père ». La requête investigatrice d’Emmanuel entre donc dans sa stratégie de planification des semaines à venir, ce qui n’étonnera personne.
Outre la sterne gardienne, des pélicans bruns plongent en piqué dans le petit port pour se rassasier. Ils se concentrent sur des bancs de poissons qui jaillissent de l’eau dans un nuage d’écume. Et à bord, nous vous rassurons, ça piaille également. Oiseausement votre.
Lundi 10 février
Aujourd’hui, nous avons expérimenté les surprises de la navigation sous le vent d’une haute île. Au programme du jour, une traversée du Canal des Saintes et une remontée vers le Nord le long de la côte Ouest de la Guadeloupe. Des Saintes à la Pointe du Vieux Fort, extrémité Sud de Basse-Terre, le trajet est ouvert à l’alizé d’Est, l’allure est débridée et rapide. Virgile à la barre décroche le record du jour, avec une pointe à 8,15 nœuds.
Le long de Basse-Terre la haute chaîne de la Soufrière fait obstacle à l’alizé et nous nous attendons à un temps très calme, voire à la nécessité d’avancer au moteur. Le vent est effectivement capricieux et la mer plate. Mais à l’approche de Bouillante, sous les reliefs montagneux, nous sommes surpris par le vent établi à force 6. Nous devons renoncer à notre projet d’arrêt devant l’Ilet Pigeon. Ce célèbre site de plongée se révèle trop mal abrité pour y arrêter Octobre. À regret, nous pointons l’étrave du voilier vers le mouillage de la Pointe Malendure, à quelques encablures de l’Ilet. Jeter l’ancre à l’eau au milieu d’autres voiliers dans le vent établi à 25 nœuds est un exercice intéressant, qui nécessite une bonne confiance dans le matériel. Exercice réussi. L’eau est si claire qu’en nageant en surface avec masque et tuba on peut voir la chaîne et l’ancre, vérifier que tout est en place. Nous voilà rassurés.
Martin et Virgile, nos deux lycéens attendus bacheliers dans quelques mois, s’en donnent cœur joie en plongeant du bateau et en tirant de grands bords de nage. Ils sont surpris par les mouvements brusques du voilier dans les rafales de vent. Laurette, Agnès et Antoine reviennent d’une balade aquatique enthousiastes d’avoir nagé avec des tortues. Ce soir nous resterons ici en espérant une accalmie ; cela dit, après une journée aussi pleine, ce ne sont pas le sifflement du vent dans la mâture et les mouvements de rappel sur le mouillage qui devraient nous empêcher de dormir.
Dimanche 9 février
Pas de week-end cidre sur Octobre, mais une immersion dans une distillerie de rhum (chacun ses vapeurs). Aujourd’hui, séances d’habillage et de déshabillage de cirés à plusieurs reprises sous les grains qui nous ont accompagnés vers les Saintes tout au long d’une longue matinée. Octobre n’y a pas échappé, trinquette puis génois puis trinquette, deux ris puis un seul et puis deux ris. La fin est connue, habit de plongeur pour voir les petits poissons. Ce soir nouvelles tenues : nos habits de lumière pour une soirée que l’on vous souhaite aussi douce que la notre.
Samedi 8 février
Une nouvelle transition dans l’équipage d’Octobre. Denis, son fils Martin et l’ami Virgile sont arrivés quand Perrine a débarqué pour poursuivre son séjour en Guadeloupe sous une forme plus subaquatique. Avec Laurette, Agnès, Antoine et Emmanuel, nous voilà donc sept à bord, ce qui constitue une première. De nouveau, ceux qui connaissent ces personnages auront repéré un équipage essentiellement familial. Nous épargnerons aux autres les arbres généalogiques et rattachements symboliques.
Revenons un instant aux histoires subaquatiques. Inévitablement nous privilégions dans ce journal les meilleurs moments passés en mer, au mouillage et ensemble. Il existe aussi des moments plus désagréables, dont certains ont déjà été relatés. En voici un nouveau. Emmanuel à passé une mauvaise nuit après avoir découvert à 2h du matin que les WC du bord étaient bouchés. Gamberge : s’il y a bouchon, où se situe-t-il et que faudra-t-il démonter ou casser pour l’atteindre ? Après réflexion et observation, nous optons au petit matin pour un premier examen sous la coque dans la bouche de sortie du système. Aussitôt dit, aussitôt fait, et c’est muni de l’attirail du plongeur avec bouteille, d’un tournevis et d’une ventouse qu’il faut plonger dans l’eau du port. Bouchon identifié dans le passe-coque, succès de l’intervention et bain complet dans le jus de la cuve à eaux noires qui se libère de son plein. Inutile d’en dire plus. Merci d’avoir lu jusque là.
Nous avons eu ensuite assez de temps pour aller à la Pointe des Châteaux, extrémité Est de la Guadeloupe, et constater que l’alizé était bien aujourd’hui « véloce et turbulent », tout à fait décoiffant. Nous avions bien fait de laisser Octobre au port. À propos, la Pointe des Châteaux est un site vraiment spectaculaire.
Jeudi 6 février
Ce soir, nous sommes de retour à Pointe-à-Pitre. Un peu plus tôt que prévu, car les prévisions météorologiques annonçant un alizé « véloce et turbulent » de force 6 à 7 sur l’échelle Beaufort, nous ont poussé vers un abri sûr. Des Saintes à Pointe-à-Pitre, un grand bord de près serré sous deux ris et trinquette a fait la joie du barreur Antoine, et quelques grandes douches d’eau salée ont rafraîchi les équipières et le capitaine. Octobre est à présent solidement amarré à quatre bouées, pas moins, et nous sommes tranquilles. Pour les deux jours à venir, nous serons touristes terriens en Guadeloupe.
Petit intermède technique : comment passer une amarre dans l’anneau d’une bouée de corps-mort quand cette bouée est basse sur l’eau et que l’on est perché sur le pont avant, avec un franc bord d’un mètre trente ?
- Se coucher sur le pont, le buste en équilibre au dessus de l’eau avec un camarade qui vous retient par les pieds ; vous pouvez essayer, mais c’est fort inconfortable.
- Hisser la bouée hors de l’eau d’un bon mètre avec une gaffe ; un travail d’Hercule.
- Très élégante peut être la prise de coffre par le tableau arrière, après une approche en marche arrière de la bouée ; mais il n’est pas élégant de rester ainsi au coffre amarré au c… ; et remonter l’amarre vers l’avant peut se révéler acrobatique.
- Notre innovation du jour : le mousqueton automatique au bout d’un long manche qui permet d’assurer l’accroche sur l’anneau de la bouée par un simple geste, debout sur le pont. Nous l’avons testé avec succès. Bien sûr, il faut ensuite aller décrocher le mousqueton et passer un vrai bout’. Mais quoi de plus facile quand on peut plonger dans l’eau à 28° ?
Mercredi 5 février
Après une observation béate du lever du jour et une réparation express du hale-bas de bôme, nous quittons la plage paradisiaque de Marie-Galante avant 8h. C’est parti avec le vent dans le dos, cap vers l’ouest, les Saintes. Première manœuvre, on sort le génois, on garde le cap, 23 noeuds de vent, on enroule le génois, on déroule la trinquette.
Agnès et Laurette se relaient à la barre, ça roule, mais elles tiennent le cap. Des poissons volants miniatures jaillissent régulièrement et s’envolent comme des moineaux. À son tour Antoine prend la barre, Emmanuel suit la progression d’Octobre sur sa tablette, et nous empruntons un des nombreux chenaux qui pénètrent l’archipel des Saintes. Des paysages encore incroyables. La crique qui nous attend nous surprend par la couleur de l’eau, sa plage et ses cocotiers jaunes et verts.
On enroule la trinquette, on affale la grand voile, on s’amarre à la bouée du mouillage et plouf les premiers moussaillons sont à l’eau. Quelle surprise, au pied du pain de sucre qui surplombe le mouillage et sa plage, un aquarium naturel : des jaunes, des verts, des bleus, des gris, des blancs, des rayés, des à pois et des unis. Quelle diversité ! Des poissons partout, qui vivent leur vie tranquillement. Mais attention aux oursins et aux serpents en pyjama orange et beige qui se cachent sous les cailloux.
Et ce soir, nous levons nos verres de ti’punch à la santé des lecteurs de ce journal.
Mardi 4 février
Les étoiles sont de fidèles compagnes des marins. Le grand ciel nocturne pivotant autour de l’étoile polaire (dans notre hémisphère nord) est à la fois sujet de rêverie poétique et repère utile au barreur et au navigateur. Pour le repère utile au navigateur, soyons honnêtes, cela relève du passé depuis que le GPS a remisé les instruments de navigation astronomique dans quelques greniers. Nous n’avons plus de sextant à bord et la pratique des « points d’étoile » a disparu. Restent donc la fascination exercée par le ciel étoilé et le jeu d’identification des étoiles et constellations. Ainsi que l’étoile alignée avec le hauban, gracieux repère du barreur en charge de tenir son cap.
Pourquoi parler d’étoiles aujourd’hui ? Parce que dans notre mouillage du jour, devant une plage de Marie-Galante nous les avons vues sous le bateau. Dans une eau si claire que Laurette, du pont du voilier, a pu les fixer sur sa pellicule. Ces étoiles de mer se découpent sur le sable blanc à 4 mètres de fond, éclairés par le soleil de l’après-midi.
Et après un court crépuscule, typique des contrées tropicales, nos compagnes du ciel apparaissent. Ce soir, c’est Sirius, de la constellation du Grand Chien, qui est arrivée en tête.
Lundi 3 février
Ce matin un nouvel équipage a quitté la marina de Pointe-à-Pitre pour tirer des bords vers l’Est. Temps clément idéal pour l’initiation aux manœuvres sur Octobre : départ du quai, envoi des voiles, rangement de celles- ci, mouillage sur ancre et prise de coffre, découverte des instruments. Laurette, Agnès, Perrine et Antoine sont déjà à l’aise à bord. Ceux qui nous connaissent reconnaîtront un équipage familial.
Nous nous arrêtons devant la plage de la Caravelle, dans l’anse Accul, dont l’orthographe semble variable. Très beau site colonisé par le Club Med’. Commune Sainte-Anne, d’où une pensée pour Anne et son récent anniversaire.
Sainte-Anne évoque bien sûr aussi pour les parisiens ce qu’on appelait jadis un asile, et, surprise, notre capitaine serait-il devenu fou en sautant à l’eau tout habillé ?
Contexte : il s’agissait d’attraper une bouée de corps-mort depuis le pont avant. Le bout’ d’attache du coffre était chargé de sargasses qui avaient envahi l’espace de manœuvre. Les moussaillons durent user de la brosse et du seau ; le bout’ du seau qui se dénoue dans les mains du capitaine. Plouf, plus de seau. Heureusement, Emmanuel saute à l’eau. Finalement pas fou du tout ce capitaine ! Et le seau est récupéré.
Vendredi 31 janvier
Voilà presque quatre mois que ce journal a été ouvert et nous n’avons pas encore posté une carte d’identité du voilier Octobre. En voici une, en quelques mots.
Date de naissance : 2008.
Lieu de naissance : chantier Fora Marine, Périgny, à proximité de La Rochelle.
Architecte : Marc Lombard.
Modèle : RM 1200.
Longueur : 11,99 m.
Largeur : 4,22 m.
Tirant d’eau : 1,80 m.
Tirant d’air : 19 m.
Déplacement (=poids) : 7 tonnes à vide ; plus de 8 tonnes en charge.
Gréement : sloop (un mât).
Surface de voile au près : 100 mètres carrés.
Matériau de construction de la coque : bois (contreplaqué).
Signes particuliers : ce voilier a une seule coque mais deux quilles, et un vaste cockpit.
La coque est noire, ce qui ne semble pas la meilleure option pour limiter l’excès de chaleur intérieure dans les contrées très ensoleillées.
Pour le couchage, il y a deux cabines doubles, et le carré peut accueillir quatre personnes allongées.
L’énergie, stockée dans des batteries, est produite par l’alternateur du moteur et par deux panneaux solaires récemment installés sur un portique arrière. Le moteur, indispensable pour l’énergie et pour certaines manœuvres, développe 40 CV.
Nous vous épargnons de nombreux autres éléments techniques ; le document officiel qui les décrit de façon exhaustive fait 75 pages.Depuis septembre, nous avons parcouru 6700 milles. Nous avons jeté 30 fois l’ancre, nous nous sommes attachés 20 fois à des bouées de corps-mort et nous avons noué nos amarres sur 18 pontons. Nous nous sommes arrêtés dans 26 ports et 41 mouillages ouverts. Et 17 équipiers ont participé. Nous espérons bien continuer ainsi encore un moment et voguer vers de nouvelles contrées. Cette petite statistique sera tenue à jour.
Dans l’immédiat, pause avitaillement et bricolages. Reprise du billet le 3 février.
Jeudi 30 janvier
Message de Pascale, Alain, Jean-Pierre et Thierry.
Nous voilà arrivés au terme de notre croisière aux Antilles. Quatorze jours de navigation, 350 milles parcourus, une découverte pour certains d’entre nous. Ce fut une expérience très réussie. Nous avons privilégié les départs tôt le matin (7h) et des étapes limitées en général à 7 heures de navigation. Nous avons vécu une grande diversité de situations :
– la météo d’abord. En première semaine des vents forts (15 à 30 nœuds) et des creux de 2m nous ont obligés à naviguer sous trois ris et trinquette. Puis dans les derniers jours un vent faible s’installe qui nous donne l’occasion de naviguer sous spi.
– les allures ensuite. Les allures portantes ont été les plus fréquentes, mais nous avons connu quelques bords de près (en remontant sous le vent de Sainte-Lucie) et de vent arrière (en longeant Grande Terre en Guadeloupe d’est en ouest).
– les escales enfin avec mouillage, prise de coffre ou amarrage dans des marinas ; dans des paysages «idylliques» (Marigot Bay à Sainte Lucie, par exemple), un port de pêche (Grand Bourg à Marie-Galante) ou une marina «cossue» (Marina Bas-du-Fort à Pointe-à-Pitre).Un grand merci à Emmanuel pour nous avoir fait partager une tranche de son aventure.
Mercredi 29 janvier
Dernière étape du présent équipage.
Nous sommes ce soir dans la grande marina de Pointe à Pitre, dite Bas du Fort.
Nous avons envoyé aujourd’hui le grand spi, celui qui avait explosé il y a deux mois ; les nouvelles coutures ont tenu par force 3. Nous avons slalomé au milieu des casiers.
Tout va bien. Salutations à toutes nos lectrices et lecteurs.
Lundi 27 janvier
On ne fait pas toujours ce que l’on veut. En bateau comme ailleurs, en bateau plus qu’ailleurs, on est soumis aux aléas météorologiques et mécaniques. Ce matin, départ de Marie-Galante sous un soleil encore bas mais déjà ardent ; « on va cuire aujourd’hui » est une des phrases les plus couramment entendues à bord. Effectivement le ciel est particulièrement dégagé, même la Soufrière de Guadeloupe est débarrassée de son chapeau de nuages gris. Belle journée en perspective, et avec un alizé très modeste Octobre porte toute sa toile.
Nous visons Petite Terre, où le mouillage entre deux îles, face à l’océan et protégé par une barrière de corail, est réputé le plus beau de la région. Las, à l’approche du mouillage une houle de Nord-Ouest apparaît (d’où sort-elle ?) et une barre déferlante coupe l’entrée du mouillage. La prudence nous incite à faire demi-tour, déçus. Les voiliers mouillés là sont-ils pris dans un piège ? Nous l’ignorons.
Changement de programme, et sous le soleil maintenant au zénith nous mettons le cap vers Saint-François, sur la côte Sud de Grande Terre, Guadeloupe. Arrivés dans le port, second aléa du jour, le moteur est bloqué en marche avant ; plus de débrayage, plus de marche arrière. Cela complique singulièrement la manœuvre d’arrivée au ponton ; nous ne la réussissons que grâce à l’assistance du bateau de la capitainerie. Alain et Jean-Pierre déterminent vite l’origine de la panne : un câble de transmission cassé. Ouf ! Rien d’interne au moteur. Nous espérons une réparation dès demain.
Après-demain sera le dernier jour de navigation de l’équipage actuel. Emmanuel compte sur eux pour un petit bilan dans ce journal.
Dimanche 26 janvier
Hier jour de relâche marine consacré à la découverte intérieure de Marie-Galante. Notamment la visite de la Distillerie du Père Labat. Même si les installations nous surprennent par leur vétusté, la dégustation est convaincante et nous en repartons avec quelques échantillons de la production locale.
Retour sur mer ce matin après une nuit perturbée par les festivités du Carnaval qui occupe les habitants tous les week-ends de janvier et février. Nous mettons les voiles vers le sud sous un vent de SE de 10 noeuds avec l’intention de faire le tour de l’île. Malheureusement le plan tourne vite court car pour la première fois depuis notre départ de Martinique le vent faiblit sous 7 noeuds. Nous opérons un demi-tour vers le nord pour un bord au portant. Nous hissons le spinnaker. C’est un grand jour : notre capitaine rappelle que le spi n’a pas été utilisé depuis les Îles du Cap Vert. Nous avançons ainsi à vitesse agréable dans ce petit temps. Il fallait vraiment profiter de l’occasion car le vent faiblit encore et nous devons l’affaler et continuer au moteur jusqu’à l’Anse Canot où nous mouillons vers 12h30 pour y passer l’après-midi et la nuit.
Nous profitons du temps libre cet après-midi pour réaliser un premier lessivage du pont qui donne déjà de beaux résultats.
Vendredi 24 janvier
De Marie-Galante.
Quelques heures de navigation, saut d’une île à une autre, changement radical de décor. Qu’est-ce-qui réunit Marie-Galante et les Saintes ? La proximité, dans les parages de la Guadeloupe. Mais quel contraste entre « la galette plate » et l’archipel valloné, le plateau de Marie-Galante et la petite montagne aux vallées inondées des Saintes. D’après Laurent Voulzy, la ressemblance est plutôt à rechercher du côté de Belle-Île, nous en saurons plus après visite.
Ce matin, l’alizé a eu l’élégance de virer au sud pour nous permettre d’atteindre Marie-Galante en un seul bord de près, ou presque. Nous ne dirons pas que le port de Grand-Bourg est particulièrement accueillant ; les pontons sont courts et encombrés, les fonds sont réduits, les darses sont petites et l’énorme barge de drague en occupe une large part. Nous y avons toutefois trouvé une bouée d’amarrage dont nous n’avons pas encore été virés. La couleur de l’eau est extraordinaire ; Jean-Pierre, notre meilleur spécialiste des objets d’art, nous apprend que nous sommes comme dans un bain de céladon.
Demain nous laisserons Octobre au port et visiterons Marie-Galante. Pascale, Thierry et Alain, nos trois ingénieurs EDF, s’intéresseront à la production électrique locale. Jean-Pierre n’y trouvera pas de galerie d’art. Emmanuel regardera le profil côtier pour de futures escales. Le principal centre d’intérêt nous réunira : champs de canne à sucre, moulins à vent (originalité locale) et distilleries de rhum. Beaucoup s’accordent sur le fait que le meilleur rhum de l’archipel guadeloupéen est de
Marie-Galante, et d’aucuns prétendent que le meilleur rhum du monde est guadeloupéen. On comptait une centaine de distilleries à Marie-Galante au XIXème siècle. Elles ne sont plus que trois aujourd’hui : Bellevue, Bielle et Poisson.
La Distillerie Poisson est la plus ancienne distillerie de l’île. Elle produit le célèbre rhum Père Labat, et écoule chaque année environ 300 000 litres de rhum. Demain notre consigne sera : dégustation et modération.
C’est le moment de glisser notre dernière découverte apéritive : le ti’punch traditionnel dans lequel le sucre est remplacé par une pointe de sirop d’érable, le citron vert restant indispensable. Une variante délicieuse, toujours avec modération : vous savez que Octobre rime avec sobre.
Demain, pas de bateau, sans doute pas de billet. À moins que nous souhaitions commenter la théorie de Voulzy.
Jeudi 23 janvier
Quelques jolis bords de près nous ont ramenés aux Saintes. Nous avons pu constater à cette occasion et avec un brin de vexation que le pilote automatique d’Octobre tenait mieux son cap que nous, pauvres barreurs humains. On peut en effet régler ce pilote de façon à ce que le voilier garde un cap constant par rapport au vent apparent, et dans l’alizé modéré offert aujourd’hui, c’est très performant.
Heureusement, il existe un domaine dans lequel le pilote automatique ne sera jamais meilleur que l’homme : les entrées et sorties de port. Moments toujours un peu stressants car une erreur peut avoir des conséquences graves. Nous sommes assez fiers de notre arrivée hier dans la marina de Rivière Sens (en marche arrière au chausse-pied) et de la sortie ce matin.
Nous connaissons à présent l’archipel des Saintes sous toutes ses entrées. Nous ne nous lassons pas des passages entre la dizaine d’îles ou îlots variés de forme, et si proches tout en ménageant de nombreux chenaux. Évidemment nous ne sommes pas seuls dans ce paradis marin. Des embarcations de toutes tailles sillonnent le plan d’eau, jusqu’aux grands yachts de luxe et paquebots mouillés au milieu de la rade.
Nous voulions aujourd’hui varier les plaisirs et débarquer à terre pour une balade sur un sommet dominant le mouillage. Las ! Il fallait réparer un trou dans l’annexe gonflable. Ce fut donc un après-midi acétone, colle néoprène,… et baignade.
Mercredi 22 janvier
Hier, nous parlions gastronomie. Pour manger bon et frais sur le bateau, la première étape est l’avitaillement. C’est face à cette nécessité que nous avons pointé ce matin l’étrave d’Octobre vers une marina qui propose dans son environnement boulangerie, boucherie, poissonnerie, magasin de primeurs et épicerie.
Sans oublier l’inévitable shipchandler qui est visité régulièrement, car il y a toujours des pièces à réparer ou à remplacer, et des bricolages en cours sur le voilier. Pour dire les choses en trois mots, les équipements du voilier sont nombreux, complexes et sollicités ; surtout quand on navigue intensivement dans l’alizé soutenu.
Nous sommes donc ce soir dans la marina de Rivière Sens, sur la côte sous le vent de Basse-Terre. Cette « basse terre » est en fait très haute puisque c’est la base de la Soufrière, point culminant des Antilles françaises (1487 m). La petite marina accueille un sympathique mélange de bateaux locaux, souvent à moteur, et de voiliers bourlingueurs.
Nous sommes sous le vent de l’archipel de Guadeloupe ; pour y rester demain, il faudra faire du près. Nous aurions aussi pu décider de laisser Octobre au ponton une journée et partir randonner sur les flancs de la Soufrière, mais la météo très humide nous en a dissuadé. Et oui, nous voyons beaucoup le soleil, mais les averses sont aussi régulières et intenses. « Temps pourri » disent des locaux ; nous trouvons que c’est quand même pas mal.
Mardi 21 janvier
À table !
Bien manger et bien boire contribuent depuis le départ au moral presque inaltérable des équipages d’Octobre. C’est maintenant une tradition bien établie à bord. Chaque équipage s’efforce d’être à la hauteur de cette tradition.
Un ravitaillement varié et de qualité est naturellement le point départ de toute aventure culinaire réussie. La liste de courses établie par notre capitaine est le fruit d’une longue expérience adaptée en fonction des produits disponibles aux Antilles. On y ajoute l’imagination de l’équipage et c’est parti !
L’équipement du bord permet de conserver les aliments et de cuisiner confortablement. Le petit four marche très bien.
Voici quelque exemples de nos menus :
- Rôti de porc fondant accompagné de chou rouge doucement mijoté avec petits lardons et pommes fruit.
- Les Antilles ne sont pas nécessairement le paradis du pêcheur «béotien » car de nombreux poissons locaux ne sont pas comestibles, voire mortellement toxiques. (Il est recommandé de faire goûter à un chat les spécimens douteux.) Mais les pêcheurs locaux réservent de belles surprises tels ces rougets tous frais qui firent les délices d’un de nos dîners.
- Suprêmes de poulet dans une sauce au lait de coco, curry, banane, gingembre.
- Gratin de courge butternut avec ses lardons et sa crème fraîche.
- Les variations sur la salade méridienne sont innombrables grâce aux ingrédients variés.
En complément des breuvages courants plus qu’honorables arrosant nos dîners, quelques grands grands crus sont arrivés à bord : Haut Médoc, Pauillac, Pouilly Fuissé et même un Chassagne-Montrachet qu’on garde pour la future langouste.
Suivant les équipages, la charge de la cuisine est plus ou moins bien répartie entre les marins du bord. Actuellement, c’est Alain, notre jazzman improvisateur, qui joue les maîtres queux.
Au fait, nous sommes mouillés ce soir aux Saintes, un archipel dont on ne se lasse pas.
Lundi 20 janvier
Petit déjeuner avant l’aube et belle étape aujourd’hui d’environ 50 milles entre Saint-Pierre en Martinique et Rupert Bay au nord de l’Ile de la Dominique. Navigation par vent de travers sous deux ris et trinquette où Octobre a confirmé ses qualités et dépassé ses meilleures performances des derniers jours. Le seuil des 10 noeuds a ainsi été franchi lors du passage de la pointe sud de la Dominique sous une risée de 28 noeuds. Emmanuel constate avec satisfaction cette amélioration continue de la performance du bateau et l’aisance de l’équipage de retraités.
À l’arrivée nous sommes accueillis comme dans toutes les îles « indépendantes » par une barque pilotée par un autochtone qui nous propose la visite d’une curiosité touristique de l’île et nous aide dans la prise de coffre. Un exemple de ces petits boulots qui constituent le lot quotidien de beaucoup d’habitants de ces îles.
Dimanche 19 janvier
Une histoire de fou dans un canal. Dans le passage d’une bonne vingtaine de milles entre Martinique et Sainte-Lucie, nous avons été accompagnés à l’aller comme au retour par un groupe de fous bruns de Martinique. Voltigeurs, joueurs, plongeurs, ils étaient en pleine démonstration. Probablement intéressés par le fait que l’étrave du voilier lancé à vive allure (8 nœuds) perturbe les bancs de poissons volants qui jaillissent alors de la vague d’étrave, les fous jouent pendant plusieurs heures avec le voilier. Ils frôlent les haubans, planent dans le dévent des voiles, puis plongent sur les aiguilles argentées qui s’échappent de l’écume.
Une colonie de fous bruns niche sur le rocher du Diamant. Un groupe nous a suivi vendredi vers le sud et aujourd’hui vers le nord. Nous nous plaisons à penser que ce sont les mêmes qui nous sont restés fidèles.
Le fou brun n’est pas blanc comme son cousin de Bassan, commun en Bretagne. A-t-il de beaux yeux bleus comme celui-ci ? Nous n’en sommes pas sûrs, éblouis que nous étions par son vol et par le soleil.
Après une belle grande demi-journée de navigation rapide, nous sommes mouillés ce soir devant Saint-Pierre, ancienne capitale de Martinique, et bercés par le doux ressac sur la plage.
Samedi 18 janvier
Journée saint-lucienne : départ de la baie des 2 Pitons, escale dans Marigot Bay pour formalités administratives et déjeuner, mouillage dans la baie de Rodney avant le coucher du soleil. Manœuvres variées sous le vent de Sainte-Lucie. Un mot sur les formalités administratives : premier passage à Marigot Bay il y a trois semaines 40 dollars pour les douanes, 40 pour le port ; aujourd’hui ce fut 100 et 50. Est-ce l’inflation entre 2019 et 2020 ou l’indice de tarifs à la tête du client et du préposé ? Pas de réponse ce jour à cette question. Au fait, il s’agit de dollars édités par the Eastern Carribean Central Bank. Trouvez-vous son cours sur internet ?
Pascale, Jean-Pierre, Thierry et Alain ne retiendront pas de Marigot Bay les tarifs administratifs erratiques, mais l’originalité et le charme du site, malgré son envahissement par les structures touristiques. Belle brochette de voiliers de milliardaires entre mangrove et cocotiers.
Cet équipage est à présent familier avec le voilier. Changement de voile d’avant, prise de ris, mouillage sur ancre, gonflage d’annexe sont fait avec aisance. Au bout de trois jours, c’est un bon rythme. D’autres rituels d’Octobre comme les levers très matinaux ou les heures d’apéritif – aussi précises que celles de la météo marine – avaient été acquis encore plus vite.
Vendredi 17 janvier
Après la mise en bouche d’hier les choses sérieuses commencent aujourd’hui. Nous levons l’ancre à 6h30 de l’Anse Chaudière (sans doute un clin d’œil du capitaine à son nouvel équipage qui comporte trois ex spécialistes de centrales thermiques). Direction plein sud vers l’île de Sainte-Lucie.
Une fois sortie de l’Anse nous prenons notre rythme de croisière sous un vent d’Est Nord Est d’intensité variant entre 10 et 23 noeuds avec deux ris au début réduit à un seul après une heure et sous génois. Les quatre équipiers vont se relayer à la barre. Nous avançons à une vitesse de croisière de 6 à 8 noeuds avec des pointes à 9,5.
Nous atteignons l’Anse des 2 Pitons à 13h30 après une navigation de 35 milles. Nous sommes pris en charge par un local qui nous amène jusqu’à la bouée de mouillage.
Dominée par les majestueux pitons, cette anse est dotée d’infrastructures hôtelières à l’architecture coloniale qui lui donne un charme suranné.
Après-midi consacré au farniente, à la baignade et un transfert jusqu’au rivage pour deux d’entre nous. Un pêcheur local nous vend une part de sa pêche – cinq beaux rougets – et un dîner des plus sympathiques se profile. Prochaine étape : l’apéritif fixé par un équipage précédent à 19h. Par décision collective cet horaire est maintenu.
Tout ce discours pour dire que « c’est dur la retraite ».
Jeudi 16 janvier
Les amarres d’Octobre ont été de nouveau dénouées du quai ce matin, car un nouvel équipage vient profiter de l’hiver antillais. Pascale, Thierry, Jean-Pierre et Alain ont rejoint Emmanuel. Ils sont parisiens mais non sans expériences nautiques diverses et attaches bretonnes. Au programme : profiter des îles, de l’alizé et des mouillages. L’alizé, parlons-en ! À cette saison nous sommes assurés de sa présence et de sa direction, entre Est-Sud-Est et Nord-Est. Mais nous ne sommes pas assurés de son intensité. De modéré – force 4 – à très fort – force 7 – les conditions de navigation changent radicalement. Fort heureusement, l’alizé qui s’était sérieusement renforcé pendant la semaine de pause d’Octobre est annoncé en repli pour les jours à venir. Nous espérons donc des conditions confortables pour cingler vers Sainte-Lucie demain. Aujourd’hui la journée était dédiée à la découverte du voilier et de ses manœuvres, et à l’assimilation tranquille du jetlag. Et où sommes-nous mouillés ce soir ? Les lecteurs réguliers du journal diront sans doute « encore ! » mais quand on a trouvé un joli coin on le montre aux copains. Nous sommes dans l’anse Chaudière, à l’abri du Morne Jacqueline.
Vendredi 10 janvier
Octobre est en marina – parking à bateau – depuis hier midi, et c’est une bonne chose car l’alizé s’est renforcé et les conditions de navigation sont devenues difficiles en rade de Fort-de-France et dans les canaux. Les « canaux » sont les passages entre les îles, ouverts au vent et à la mer du large. Le vent souffle donc assez fort et notre arrivée hier au port fut d’ailleurs acrobatique ; avouons que nous ne connaissons pas la technique de l’amarrage sur pendille perpendiculairement au ponton et au vent de celui-ci quand le courant d’air est fort. L’aide du personnel du port fut indispensable, efficace et sympathique.
Finalement, le voilier est bien amarré et stationnera quelques jours à l’occasion d’un changement d’équipage. C’est le temps des bricolages – coutures, étanchéités, révisions des poulies, révision du moteur -, du nettoyage et des listes d’intendance. Un moment calme pour Emmanuel resté seul. Une nouvelle équipe est attendue la semaine prochaine, et la reprise de ce journal annoncée pour le jeudi 16 janvier.
———
Pour conclure cet épisode, abordons une question récurrente : pourquoi le voilier s’appelle-t-il Octobre ? La réponse triviale est « parce que c’est le nom que nous lui avons donné ». Nous avons en effet rebaptisé ce voilier âgé d’une dizaine d’années. Le changement de nom accompagnant le changement de propriétaire est devenu habituel, et Octobre a déjà porté au moins trois autres noms : Black and White, Teles, Meije 4. Toutefois, cela ne répond pas vraiment à la question posée « pourquoi Octobre ? »
Il n’y a pas de réponse unique à cette question, mais il y en a de plus sincères que d’autres.
- Hervé a proposé « parce que cela rime avec sobre » et cette hypothèse nous plaît beaucoup.
- Pour la sonorité poétique et claquante du mot, la facilité à le comprendre et le mémoriser.
- Parce que c’est le mois de naissance du capitaine, mais cette hypothèse ne nous plaît pas beaucoup.
- Parce qu’un étudiant, alors engagé dans des rêves révolutionnaires, avait déclaré il y a quarante-quatre ans dans un bistro du quartier latin « quand je serai grand, si j’ai un bateau, il s’appellera Octobre ». Le temps a passé, les illusions aussi, mais il ne faut pas tout à fait oublier le rêve d’un monde meilleur.
Pour saluer ce choix de nom, Ollé a été initiateur et concepteur d’un teeshirt que vous pourrez croiser un jour sur un ponton ou au cercle de voile de Dakar. Voir photo. À bientôt.
Jeudi 9 janvier
À titre exceptionnel, le billet du jour est un message personnel.
———————
Bon anniversaire Dominique !
Merci pour ta confiance
Merci pour ta patience
Tes encouragements
Et tes consolations.
Sois assurée que si je suis un peu marin, je suis surtout mari, et n’en suis point marri. J’ai pensé à t’offrir une reproduction de Marin-Marie, à choisir ensemble.
À très bientôt, en famille, en Guadeloupe et en ciré.
Je t’embrasse, et l’équipage se joint à moi, ainsi que de nombreux lecteurs de ce journal.Emmanuel
Mercredi 8 janvier
Après une dernière traversée du canal à bonne allure entre la Dominique et la Martinique nous sommes au mouillage à Saint-Pierre.
Déjeuner de la fameuse, de l’illustre et célèbre salade de riz… et hop, tout le monde enfile son maillot. Armés de spontex et de racloirs, nous sautons à l’eau. Comme un petit ballet aquatique autour d’Octobre, chacun frotte, gratte, astique les flancs et les bouchains. Nous le délestons de ses coquillages squatteurs et de ses algues envahissantes . Un genre d’hommage pour travail rendu. Avec tendresse et vigueur. Demain, Octobre aura droit à l’eau douce. Dans tous ses recoins.
Besogne achevée, nous voilà sur la plage arrière, debout, enveloppés dans nos serviettes. C’est le grand rendez-vous de 18h et notre quête du rayon vert. Sur un horizon immaculé, le soleil se couche. Le temps suspend son vol… et comme une dernière offrande, nous saisissons le flash turquoise. Puis le ciel est orange et inonde la mer.
Le voyage d’Anne, Matthias, Madeleine, Élisabeth et Laure (!) touche à sa fin. « Nous avons appris des autres. Nous avons appris d’Octobre. Nous avons appris de nous-mêmes. À l’image de la lune, petit croissant couché sur le dos au départ de notre voyage, qui a grossi au fur et à mesure des nuits, et qui est pleine ce soir, nous avons grandi. »
Dans une semaine, un nouvel équipage.
Mardi 7 janvier
Adieu les Saintes. Avec un petit pincement au cœur nous prenons la route plein sud.
Sur Octobre, pas de grève des transports. Et même, un spectacle offert aux voyageurs : avant d’atteindre le Cap des Capucins, pointe nord de la Dominique, nous avons eu droit au ballet somptueux d’un banc de dauphins. Combien étaient-ils : vingt, trente, quarante ? Difficile de trancher. Leur chorégraphie était très au point et assez longue pour que en profitions pleinement à bâbord et à tribord comme à l’étrave : des sauts puissants, vigoureux, qui semblaient coordonnés et se multipliaient sous nos hourras.
Nous avons lu que la côte sous le vent de la Dominique ne pouvait être longée qu’au moteur. Que nenni ! Le vent était bien présent du Cap du Capucin à Roseau. Il nous a encore réservé quelques surprises dans son instabilité, passant, sans préavis de 3 à 28 noeuds et vice versa. Nous avons joué avec lui pendant une vingtaine de milles.
Ce soir nous sommes mouillés devant le célèbre Anchorage Hotel de Roseau, apparemment récemment dévoré par un incendie. La côte dominicaine présente des paysages superbes comme des vues tristes sur des paysages urbains et portuaires dévastés.
Lundi 6 janvier
« Tu tiens l’cap, hein ! »
Mais qu’est-ce-qui détermine ce cap ?
Trois options s’offrent au navigateur, il peut choisir de suivre : 1. une direction géographique, grâce aux points cardinaux ; 2. un repère physique indépendant du bateau ; 3. un angle par rapport au vent (en se souvenant que le vent tourne parfois).
Après l’avoir défini, il l’indique au barreur, qui doit s’y tenir. Pour cela, le bateau et son environnement regorgent d’outils et de repères plus ou moins fiables. Il peut tour à tour utiliser le compas, les girouettes, les penons, l’assiette du voilier, un repère terrestre ou les étoiles quand il n’y a pas trop de nuages, les nuages quand ils ne bougent pas trop vite. Il peut aussi s’en remettre au pilote automatique mais cet instrument ne maîtrise pas le surf aussi bien qu’Anne.
Un barreur sachant barrer sait barrer avec tous ses sens (le rôle de l’odorat étant encore à préciser).
Aujourd’hui, d’aucuns s’y sont essayés après la sortie d’une main sûre par l’étroit chenal de la marina de Saint-François. Ils ont pu barrer par vent arrière avec voiles en ciseaux ou au largue, allure plus rapide. La main habile de Laure a manœuvré dans les anses des Saintes et nous sommes à nouveau au mouillage au pied du Pain de Sucre, on ne s’en lasse pas. Les poissons sont encore là, les acrobaties aussi, et Baleth, à son tour, a réussi à se hisser à bord d’Octobre sans échelle.
Pour ce soir, on y est, et la barre est redressée pour laisser place à l’apéro dans le cockpit. Santé !
Dimanche 5 janvier
Guadeloupe. Le mouillage de Sainte-Anne accessible depuis une passe dans la barrière de corail est très peu profond. Nous avions jeté l’ancre hier dans 3 mètres d’eau, juste à l’entrée ; au delà les fonds remontent à moins de 2 mètres.
Départ de Sainte-Anne ce matin vers la marina de Saint-François pour compléter les réserves de gasoil avec l’intention de poursuivre vers Marie-Galante. L’alizé, coquin – cela a déjà été souligné -, nous a obligé à tirer des bords pour rejoindre Saint-François. Prises de ris et changements de voile d’avant pour animer la navigation.
Juste avant d’embouquer le chenal nous avons assisté à un ballet superbe de planches à voile et kitesurfs sur foil. De quoi faire pâlir d’envie Clément qui assure la publication de nos billets quotidiens.
Nous sommes entrés en fin de matinée dans une marina très calme ; le repos dominical est respecté en Guadeloupe. Capitainerie fermée, pas de sanitaires, pas de distribution de carburant ; du coup changement de programme pour la suite de la journée : baignade et promenade en ville, sans aller jusqu’à faire un golf. Et à chaque jour sa corvée : nettoyage du coffre arrière tribord dans lequel sont stockés les jerrycans d’essence, d’huile et de gasoil, le meilleur de ce qui se fait en termes d’odeurs et de gras à bord d’un bateau.
Pour conclure, douche générale au Tahiti douche et marc de café sur le ponton, puis restaurant Au filet du pêcheur, critique gastronomique à suivre.
Samedi 4 janvier
« J’irai revoir ma Normandiiiiie… ». Grains, ciel bas et coquillages….
Ce matin, nous avons dû attendre la fin d’un grain pour quitter les Saintes et quand nous avons enfin largué le coffre, une légère bruine nappait le bateau et les îles environnantes. Alors les cirés sortent tout chiffonnés de leur coffre. Contents de prendre l’air et de se réhydrater.
8h. Météo sur VHF. Rien d’alarmant… pluie et vent qui faiblit.
Matthias se réveille au son de la météo et nous rejoint dans le cockpit. Lui aussi est tout chiffonné. La marque des draps encore imprimée sur la joue. Il a bien dormi mais semble interrogatif. Un petit trémolo dans la voix, il demande la signification de « grosse vague, grosse vague ». Nous nous interrogeons… « grosse vague… grosse vague… ». Cela ne fait pas référence à ce que nous avons entendu à la météo marine ou sur le canal 16.
Matthias, qui habite à Montréal, est tout à fait à l’aise avec la langue française mais un peu moins avec la navigation, ses techniques et son vocabulaire. Tout d’un coup, eurêka ! Bon sang mais c’est bien sûr… Matthias a entendu « Appel à tous, Appel à tous, CROSS AG, CROSS AG » [crossague, crossague].
Petite explication : sur le canal 16 à 8h, le Centre Opérationnel de Surveillance et de Sauvetage Antilles-Guyane se présente « CROSS AG, CROSS AG ». Et nous annonce le bulletin météo sur le canal 79. Il ne s’agissait donc pas d’une annonce de vague exceptionnelle pour les surfeurs guadeloupéens !
Nous sommes arrivés humides, sains et saufs dans l’anse Sainte-Anne.
Baignade journalière. Cette fois-ci dans le lagon, protégés par les massifs coralliens. Madeleine a pêché deux lambis. Nous avons donc fait des expériences de dressage et avons constaté que le notre nouvel ami Caoutchi le lambi excellait dans le numéro du retournement d’un coup de rein. Nous n’avons ni les outils, ni les recettes pour cuisiner ces gastéropodes et nous les renvoyons à leur habitat naturel.
Ce soir, si on exclut la température, le ciel toujours bien bas et la pêche aux coquillages nous font sentir un peu chez nous.
Vendredi 3 janvier
« Tout ce qui croise aux Petites Antilles se retrouve un jour ou l’autre aux Saintes » dit notre guide nautique des éditions Atoll. Et bien nous y sommes. L’entrée de cet archipel par le sud, le long du Grand Îlet, est magnifique, et les mouillages sont accueillants devant le Bourg ou au pied du Pain de Sucre . Nous sommes ce soir devant l’inévitable petite plage de cocotiers, à proximité de fonds poissonneux. Comme dirait Ollé « on n’est pas les plus malheureux ».
Pour éviter que les ancres et chaînes ne dévastent les fonds marins des Saintes, les lieux les plus fréquentés par les navires de plaisance sont interdits au mouillage sur ancre et équipés de corps-morts. Sur Octobre, attraper la bouée du corps-mort peut être acrobatique car le franc-bord avant est élevé. Nous avons testé la prise de coffre en marche arrière par l’arrière.
À propos d’acrobaties, saluons la performance athlétique de Madeleine qui a réussi à remonter à bord d’Octobre sans échelle et sans assistance, avec une habile prise de planche par le talon, digne des champions d’escalade. Pour ne vexer personne, nous ne donnerons pas la liste de ceux qui avaient tenté sans succès cette extraction de la grande bleue.
L’alizé d’Est était modéré aujourd’hui et le grand bord bon plein de la Dominique aux Saintes assez confortable. Si nous voulons voir la Grande-Terre de Guadeloupe ou Marie-Galante, il faudra faire du près. Nous sommes prêts.
Jeudi 2 janvier
Au sujet de la pollution sonore…
Hier soir, mouillage à Case Pilote, dernière étape en Martinique avant de filer vers la Dominique. Navigation tranquille, manœuvre sans encombre, personne au mouillage, baignade traditionnelle, le coucher de soleil au rendez-vous, la soirée s’annonce parfaite. C’était sans compter la sono mondiale de Case Pilote… Au début, aidé par le roulis et rythmé par la musique diffusée depuis la terre, chacun y va de son petit déhanchement dans le cockpit . Un genre d’after réveillon. Et puis assez vite, nous voilà saoulés de mouvement et de musique. Il nous tape sur le système l’autre là à écouter sa musique à fond la caisse ! Nous commençons à grogner, chacun derrière son bouquin. On se demande si on ne part pas là, maintenant, tout de suite ! Bon … finalement, dîner et coucouche panier papatte en rond avec distribution de boule Quies. Lever à 1 h du matin pour départ à 2h . Musique toujours à fond.
60 milles pour rejoindre le nord de la Dominique.
Traversée du canal plus facile que prévue. Puis le vent qui nous fait des farces sous la côte de la Dominique. En milieu de journée, le four est à température en mode cuisson lente. Nous avons une pensée pour les métropolitains qui ont la chance de bénéficier de la fraîcheur.
Arrivée à 15h30 à Portsmouth, Dominique. Une large baie et pas mal de bateaux au mouillage ou échoués sur la côte. Mais pas d’île de Wight, ni Dylan, ni Donovan.
Et ce soir au mouillage, les coqs chantent, les voitures passent, klaxonnent et la musique est encore là. Grrrrr.
Les constellations nous enveloppent… silencieuses !
Mercredi 1er janvier
Il y a deux nouveaux équipiers à bord avec moins de connaissances marines que le reste de l’équipage. C’est l’occasion de quelques révisions (et de débats sur la clarté des explications…) pendant la dizaine de milles de Fort-de-France à Case Pilote.
Ici le balisage latéral déconcerte l’apprenti qui a fréquenté les côtes normandes et croit se souvenir d’un triangle vert à tribord et d’un cylindre rouge à bâbord.
C’est à moitié pareil et à moitié différent ; le triangle est toujours à tribord mais il est rouge , le cylindre à bâbord mais il est vert, cela en arrivant vers l’abri.
Le balisage cardinal, lui, est le même que de l’autre côté de l’Atlantique.
C’est une combinaison de deux systèmes : des triangles et des couleurs (jaune et noir) sur le support des triangles. Emmanuel fait remarquer qu’il existe un troisième système pour différencier les balises de nuit par des éclats différents, mais les explications se font de jour et c’est déjà assez compliqué avec les deux premiers.
Ces couleurs sont définies en fonction du sens des triangles, la pointe correspond au noir et la base au jaune, mais tous les triangles sont noirs rappelle Anne.
Nord : 2 triangles pointe en haut, support jaune en bas – noir en haut
Sud : 2 triangles pointe en bas, support noir en bas – jaune en haut
Est : 2 triangles bases l’une contre l’autre, support noir – jaune – noir
Ouest : 2 triangles pointes l’une contre l’autre, support jaune – noir – jaune
Toutes ces explications sont complétées par des schémas réalisés par Baleth, avec un feutre rouge…
Puisque toutes ces balises servent à signaler des dangers, il vaut mieux en connaître la signification.
Le billet rédigé par Madeleine en reste là, nous sommes devant le port de Case Pilote, un mouillage rouleur qui se prête peu à la rédaction pour les personnes pas encore tout à fait amarinées. Beurp !
François Denis, créateur de la vache de Mondreville-Annerie
Lundi 30 décembre
13h. Tout est calme à bord. Emmanuel fait sa petite sieste post prandiale. Anne, comme d’habitude, s’est endormie le nez sur son bouquin. Quant à Laure n’en parlons pas… une grande habituée des siestes. Apparemment, c’est donc Élisabeth qui est aux commentaires en ce début de billet.
Nous avons mouillé aux Trois Îlets dans la baie de Fort-de-France pour baignade et déjeuner avant de rejoindre la marina Étang Z’Abricots où nous pourrons faire lessives, ménage et courses. Et surtout, nous attendons nos québécois juste à temps pour le réveillon. Dans quel état trouverons-nous demain Madeleine et Matthias qui seront passés en quelques heures de -25 à 30° ?
Question du jour : est-il raisonnable de se baigner au fond de la baie de Fort-de-France ? L’eau est assez trouble, l’habitat côtier dense et la pêche est interdite pour cause d’intoxication des poissons par le chlordécone, l’insecticide utilisé intensivement sur les bananiers. Mais il fait vraiment chaud et même si l’eau n’est pas fraîche, elle est trop attirante. Puisqu’une douche est prévue avant ce soir, allons-y, et nous plongeâmes.
Nous avons eu notre première journée de réel petit temps, avec ces airs légers dans lesquels le voilier n’avance que s’il remonte le vent. Laure s’est révélée barreuse de précision experte.
Courte pause dans le blog qui devrait réouvrir en 2020.
Dimanche 29 décembre
Aujourd’hui dimanche 29 décembre, à l’approche de la Martinique, nous avons largué le premier ris. 1850 milles parcourus depuis le début du mois sans voir la grand-voile haute. Octobre en a profité pour saluer l’alizé modéré et la mer belle avec un long bord à 8 nœuds. Notre voilier affichait d’autant plus d’entrain que la veille dans l’Anse Cochon (sise à Sainte-Lucie) Laure, Élisabeth, Anne et Emmanuel avaient usé brosses et grattoirs pour limiter l’emprise du fin tapis d’algues sur la coque sous la flottaison.
Arrivés aux Antilles il y a deux semaines, nous avons déjà nos mouillages favoris. Notre ancre est plantée pour la troisième fois dans l’herbier de l’Anse Chaudière, à proximité des Anses d’Arlet, et sous le vent du Morne Jacqueline. Ne prenez pas cette toponymie au premier sens qui vous vient à l’esprit ; un morne (mot créole) est une colline élevée, douce et boisée. Le Morne Jacqueline protège notre plan d’eau. Octobre y oscille tranquillement à l’abri de toute houle ou clapot, par 5 m de fond.
Dans cette anse, Maëlle et Duval ont tenté de piéger des langoustes au casier. Leur insuccès ne nous a pas incité à renouveler l’expérience lors des passages suivants. Si un pêcheur se doit d’être patient et opiniâtre, nous en sommes de piètres. Nous serons punis par des maquereaux en conserve.
Message à tous : bons préparatifs de réveillon !
Samedi 28 décembre
Au sujet de la temporalité sur Octobre…
Le programme du jour : ce matin, départ de la marina de Rodney Bay à Sainte-Lucie, direction le sud de la Martinique, pour arriver le 30 à la marina Étang Z’Abricots du côté de Fort-de France et prendre notre place réservée au ponton. Un plan sans accroc ! Petit déjeuner, douche, quelques courses, la route est planifiée et nous voilà fin prêts. Chacun à son poste pour le départ. Emmanuel se couche dans le cockpit pour démarrer le moteur, soulève le petit capot et s’apprête à appuyer sur le bouton « on ». Là, il stoppe la course de son index, se fige, se tourne vers nous et lance: « j’ai un doute… quel jour sommes-nous ? ». Alors comme aux enchères, chacun y va… Le 27 ? le 28 ? le 29 ? Vendredi ? Dimanche ?
Voyons voir… la place au ponton c’est le 30… ben oui, Madeleine et Matthias arrivent le 31. Mais aujourd’hui, on est le combien ? La tablette arbitre. Nous sommes le 28. Ouf. Nous pouvons remettre notre calendrier à jour, et notre programme.
Sainte-Lucie, nous allons continuer de naviguer sous ton vent.
Nous allons continuer de nager dans tes eaux claires et colorées.
Et nous allons rester dormir au chaud sous ton flanc…
Cela faisait quelques jours que nous nous disions que nous ne savions plus trop où on en était ! Le temps se la coule douce par ici et nous aussi…
Alors quid de la temporalité sur Octobre ? Un genre de suspension ?
Une chose est sûre. Le coucher du soleil est à 18 h. Tous les jours.
Et tous les jours, il est unique et magique.
Vendredi 27 décembre
« C’est intéressant les faits divers. Surtout quand ils ont lieu l’été. » Raymond Queneau – Pierrot mon ami.
Notre problème c’est que nous ne savons plus très bien… nous sommes en été pendant l’hiver et en plus nous n’avons pas tellement de faits divers.
Nous pouvons quand même saluer l’ampoule que Laure a réussi à se faire au postérieur ; il paraît que c’est en barrant la nuit… Une pensée pour tous les culs de marins qui viennent user leur fond de culotte dans le cockpit d’Octobre.
Par ailleurs, changement du jour : Octobre est passé de deux ris-trinquette à un ris-génois. Sous le vent des îles, le vent est toujours surprenant par ses brusques changements d’intensité et de direction. Pour les jours à venir, une légère baisse est annoncée. Pour mieux étarquer la grand’ voile, Anne et Emmanuel ont bricolé un cunningham et le résultat est positif.
Nous voilà maintenant à Rodney Bay Marina avec douche, piscine et restaurant. Grand luxe !!
Jeudi 26 décembre
De l’usage des cabines et des couchages.
Sur Octobre, il y a deux cabines, une avant et une arrière, le reste du volume intérieur étant dédié au « vaste » carré, un cabinet de toilette et un local technique.
La cabine arrière, dite du propriétaire ou du skipper est une cabine double, réservée à Emmanuel.
Avantages : proche du cockpit pour les interventions, intimité avec la compagne ou le compagnon de l’occupant.
Défauts : manque de ventilation, proximité du cockpit où se tiennent parfois pendant les quarts de nuits des conversations qui ne sont pas pour toutes les oreilles, en particulier pour celles du chef de bord. De plus, la toile anti-roulis coupe la couchette en deux ce qui nuit à toute relation quand le chef de bord est accompagné.
Par ailleurs, Emmanuel ayant le sommeil très léger et se sentant très investi sort de sa cabine à la moindre intervention sur le réglage du bateau.
La cabine avant bénéficie également d’une intimité puisqu’une porte l’isole du carré. Anne en a été bénéficiaire pendant toute la traversée de l’Atlantique et ne la cédera qu’à l’arrivée du couple Madeleine et Matthias.
Si elle est bien ventilée par temps calme elle peut se transformer en douche si la mer y met son grain de sel (cf un billet précédent). Contrairement à la cabine arrière, la toile anti-roulis est latérale ce qui engendre des situations de vrac à deux en cas de gîte. La cabine avant est proche du bruit de la mer, des glissades, des gargouillis, des sauts dans les vagues et des manœuvres de pont.
Enfin le carré : lieu de tous les échanges, pas de couple faute d’intimité, mais des lieux de couchage en fonction des quarts. Les bannettes de part et d’autre des sièges du carré sont les plus confortables en mer. On ne verse n’y d’un côté, n’y de l’autre. Par contre on peut y crever de chaud, elles s’appellent également « les étagères » !
Les sièges du carré, plus larges, ne sont pas les plus confortables car rien n’est prévu pour retenir le malheureux qui s’est assoupi avant un virement de bord. C’est l’éjection assurée !
Enfin le carré est la plaque tournante de la vie à bord, changement de quart, collation au milieu de la nuit, même avec les lampes rouges, ils ont droit à tout.
Le bateau, c’est quelque part « Au théâtre ce soir » avec des portes qui claquent quant on ne les retient pas, des gens qui passent à toute heure dans n’importe quelle tenue et des histoires que l’on raconte. Elisabeth nous fait remarquer qu’il manque tout de même les amants…
Ce jour, nous sommes revenus prendre une bouée au pied des Deux Pitons, sur Sainte-Lucie. On ne s’en lasse pas.
Mercredi 25 décembre
25 décembre… Nous avons du mal à penser que c’est Noël … La magie toutefois opère à bord d’Octobre. Nous avons la compagnie d’un petit renne du Père Noël.
Ce jour, la navigation fut paisible. Direction Nord, vers Saint-Vincent. Le vent tourne gentiment sud-est et s’établit 5, 6 Beaufort. Mouillage à Wallilabou Bay, fameux site qui servi de décor pour le film Pirates des Caraïbes. Le comité d’accueil local n’est pas coiffé d’un bonnet rouge à pompon blanc mais d’un chapeau de pirate … si si !
Ce jour, notre cadeau de Noël fut toilette à l’eau douce … chacun à sa façon.
Pour notre cap’ ou skip’, comme ils disent par ici, voici le programme lavage, avec prélavage à 28 degrés:
1- plouf dans la mer
2- retour à bord
3- savonnage au Tahiti douche
4- re plouf dans la mer pour un premier rinçage
5- virée en annexe à terre tout mouillé
6- douche à l’eau douce au Wallilabou bar…. À partir de là, on ne sait plus rien ! Nous laissons à Emmanuel sa pleine et entière intimité. On peut quand même se questionner sur le fait d aller prendre une douche au bar… mais bon …
7- virée en annexe à la rame pour retour à bord tout propre et tout mouillé … pour cause d’oubli de serviette de toilette ! Pas de programme essorage donc mais le séchage est assuré par Dame Nature.
Pour Anne, Elisabeth et Laure, ce fut beaucoup plus simple… une balade du côté des waterfalls et hop hop hop … une douche d’eau douce sous la cascade !
Ce soir, nous sommes moins salés et un peu plus propres.
Ce soir, nous dînons de croquettes de purée à la mode Jacqueline .
Ce soir, nous sommes dans un petit coin de paradis.
Mardi 24 décembre
Aujourd’hui, Elizabeth Taylor avait rendez-vous avec la reine d’Angleterre pour le réveillon de Noël. Il a donc fallu se lever dès potron minet pour quitter Sainte Lucie à 2 heures du matin. Elizabeth Taylor avec ses deux comparses (Emmanuel et Anne) ont fait route plein sud en longeant Saint-Vincent par l’ouest pour arriver dans Port Elizabeth sur l’île Bequia au nord des Grenadines ; le mouillage est dense de Port Elizabeth à Princess Margaret Bay.
Pendant la nuit : des étoiles pour le premier quart, plutôt des nuages pour le second, un vent toujours fort entre les Îles et changeant le long de Saint-Vincent, et une arrivée à 13 heures sous un grand soleil. Heureusement que nous avons de l’aide pour les prises de coffre car les rafales sont fortes et les bateaux mouillés très nombreux. Pas grand chose à voir avec ce que le capitaine a connu il y a presque 40 ans : la taille des bateaux est impressionnante : beaucoup de grands voiliers et rien en dessous de 12 mètres.
Pour conclure, partageons avec vous notre menu de réveillon :
Amuse gueule du pêcheur
Confit de canard du sud ouest (merci Francine et Daniel)
Purée de patates douces (choc des cultures)
Le tout arrosé de Malbec d’Argentine.Joyeux Noël !!!
Lundi 23 décembre
Aller… Oserons nous vous écrire que ce matin la navigation fut paisible sous le vent de Ste Lucie? Et ben oui…
Oserons nous vous écrire que nous sommes dans le plus beau mouillage des Caraïbes ? Encore oui… Octobre se balance tranquillement entre les 2 fameux pitons de Ste Lucie. Comme encadré de 2 forteresses. L’une à droite, l’autre à gauche. Immenses, majestueuses, rassurantes. Et toutes vertes ! Nous sommes impressionnés par la richesse de la végétation qui s’agrippe partout où elle peut.
Aujourd’hui fut encore une journée « plouf à volonté », mais oserons nous vous écrire que nous nous sommes baignés dans un véritable aquarium ? Toujours oui… Chacun y est allé de sa petite virée avec palme, masque, tuba et fesse en l air pour admirer le paysage marin et ses habitants multicolores. Nous en avons croisé des bleus, des violets, des rayés jaunes et verts…Des tous fins qui se tiennent à la verticale et qui basculent à l horizontale pour nager … bref, un vrai festival !
Et puis au milieu de tout ça, la vie à bord s’organise : réveil en musique, petit déjeuner en terrasse, explorations maritimes et terrestres, apéro à 19h, dîner roboratif et parties de whist en soirée.
Oserons nous vous écrire que notre route va se poursuivre vers le sud ? Oui, et dès minuit sans doute.
Dimanche 22 décembre
Après une traversée rapide du Canal de Martinique à Sainte-Lucie, nous voilà au coffre dans Marigot Bay. Ce petit havre était le trou à cyclone le plus réputé de l’arc antillais pour son calme et sa beauté. Il est devenu le mouillage le plus dense, tapageur et cher de la région. La mangrove, les cocotiers et le sable blanc sont toujours là. Les flamboyants resplendissent. Et les infrastructures touristiques ont envahi le paysage. Ce matin, le canal était assez secouant (deux ris, trinquette) mais nul malade à bord. Le Stugeron a fait de nouvelles adeptes. Petit retour sur le billet du 13 décembre et l’énigme qui le concluait. Nous avons reçu des solutions complètes de Marie, Dominique et Clément. D’autres lecteurs, sans aucun doute, l’ont résolue sans pouvoir nous l’indiquer. Pour ceux qui souhaitent un indice : prononcez à haute voix « Elisabeth et Laure ». Sur Octobre, nous avons du mal à réaliser que l’hiver est arrivé.
Samedi 21 décembre
Ce matin, Octobre et sa petit compagnie a quitté la marina « Étang Z’Abricots ». Il est mouillé ce soir dans l’Anse Chaudière au sud ouest de la Martinique, par 14°29’N et 61°05’W.
Emmanuel et Anne sont comme des petits pains chauds. Quant à Élisabeth et Laure, elles tentent du mieux possible de s’acclimater à la température, au soleil et au roulis.
Au menu du jour: petite navigation, plouf à volonté, sieste, lecture et quiche lorraine. Au dessert : cerise sur le gâteau … vol de frégates au coucher du soleil. Une chorégraphie aérienne devant une grosse boule lumineuse. Et puis tout disparait petit à petit … c’est beau !
Demain, nous changeons de pays.
Vendredi 20 décembre
Avec l’arrivée en Martinique, une page se tourne dans le voyage d’Octobre. Le voilier devrait rester trois mois dans les Petites Antilles avant de poursuivre sa route vers le Nord au mois de mars. Des équipages variés vont se succéder à bord.
Dans l’immédiat, ce sont Ollé et Duval, nos Jean-Michel, qui débarquent. En trois mois et demi, nous avons vécu ensemble des aventures variées de la Bretagne au Sénégal et du Sénégal aux Antilles. Beaucoup de moments calmes, voire monotones, des manœuvres agitées, quelques vraies galères, des discussions et des rires. Et la réalisation d’un vieux projet. Maëlle, qui nous avait rejoint pour la traversée, est aussi sur le départ. Elle a apporté à bord l’enthousiasme, l’énergie et la bonne humeur de sa belle jeunesse.
En Martinique, nous avons atterri dans le port du Marin, où règne une intense activité de loisir nautique. Un guindeau tout neuf nous y attendait. Nous ne dirons pas que le démontage de l’ancien et le montage du nouveau ont été faciles, mais nous nous en sommes sortis. La cohabitation Ollé-Emmanuel dans la baille à mouillage fut un exercice de contorsion et de compression mémorable. Trois jours de promenade côtière nous ont permis de tester ce guindeau dans divers mouillages le long de la côte de Martinique : Anse du Céron, Anse Chaudière, Saint-Pierre, Gros Ilet. Et la marina Étang Z’Abricot est aujourd’hui notre base pour ravitailler, embrasser les partants et les arrivantes.
Depuis début septembre Jean-Michel Ollé était le rédacteur de ce blog. Nous savons que ses billets quotidiens ont été très appréciés, pour leur qualité littéraire et leur fine observation de la vie sur Octobre. Bonne nouvelle pour nos lecteurs : Ollé devrait revenir à bord en mai, et il reprendra la plume ! En attendant, des rédacteurs variés vont se succéder pour essayer de maintenir le rythme. Le dernier billet d’Ollé, daté du vendredi 13 décembre, se terminait par une phrase énigmatique. La première lectrice ou le premier lecteur qui déchiffrera cette énigme aura droit à … nos félicitations et une citation dans le blog ! Qu’on se le dise.
Pour cette fin d’année 2019, l’équipage est constitué d’Anne, Élisabeth et Emmanuel (les 3/7 d’une fratrie) et de l’amie Laure.
Vendredi 13 décembre
Voilà, c’est fait, arrivée cette nuit à 23h50 heure locale au mouillage à Sainte Anne, Martinique. Ollé est furieux, il avait prédit depuis le départ un atterrissage le 13 et se fait piéger au dernier moment par le décalage horaire, comme Philéas Fogg.
Très belle arrivée au demeurant, on a passé la pointe de Dunkerque, qu’on voyait pourtant plus au nord, et la mer s’est apaisée enfin, après seize jours de roulis assez brutal qui nous a couverts de bleus.
Plus de détonations du génois qui se regonfle, finis les claquements de vagues sur la coque, les grincements lugubres d’écoutes à la peine, on s’est faufilés sous la pleine lune dans la forêt silencieuse des mats au mouillage et le léger tintinnabule des drisses, et tant pis si le mot n’existe pas.
C’était beau, c’était paisible, c’était mérité. On a tous remercié Emmanuel de nous avoir, par son opiniâtreté et sa compétence, menés là. On ne savait pas quoi faire de notre bonheur, on n’arrivait pas à se coucher, alors on a vidé les fonds de bouteilles, ce qui nous permet aujourd’hui de vous dire que le Martini-gin tiède à deux heures du matin est une mauvaise idée, ne le faites pas, même après avoir traversé l’Atlantique à la voile.
Le réveil a été d’ailleurs difficile, quand notre voisin de tribord, quatre heures plus tard, nous a envoyé des flashs dans la figure pour nous dire qu’on était trop près de lui, ce qui était exagéré, mais bon, on a relevé l’ancre, mouillé cinquante mètres plus loin et on s’est recouchés. Au deuxième réveil, c’est notre voisine de babord qui nous a traités de touristes en voilier de location, ce qui, dans sa bouche était l’injure suprême, pour les mêmes raisons. Pas de doute, on était en France. D’ailleurs, on voyait bien que c’est un pays riche, il y a de la végétation partout.
On a remonté le cul-de-sac du Marin, laissant à tribord le Club Med, manoeuvré dans la marina et mis enfin pied-à-terre. Depuis nous errons, décalés, entre la laverie automatique et le bar où des femmes juchées sur des talons démesurés et de vieux beaux bedonnants et méprisants descendent de catamarans gigantesques. C’est bon d’être de retour au pays.
C’est la fin de ce journal, comme on dit à la télé, il reprendra le 20. D’ici là, départ de Maëlle, Duval, Ollé et arrivée d’Elisabeth et Laure seules, Richard Burton s’étant décommandé.
Jeudi 12 décembre
Plus on s’approche, plus ça s’éloigne. On avait déjà connu ça au cap Finisterre, ce sentiment irrationnel, mais irritant, d’être arrivés sans atteindre le but, comme le nounours que l’employé agite sous le nez des enfants au manège et qui se dérobe juste au moment où on allait l’attraper.
Cet après-midi régnait un silence étrange à bord, on sentait bien que chacun était déjà ailleurs. A ceux qui quittent le bord revenait, sans doute de très loin, tout ce qu’ils avaient différé il y a quatre mois en se disant qu’on verrait en rentrant.
Pour ceux qui restent, Anne et Emmanuel, c’est l’heure des listes, faire les comptes, refaire l’avitaillement, lister les réparations, téléphoner aux futurs équipiers pour s’assurer qu’il n’y a pas de contretemps.
C’est l’heure des regrets, on aurait aimé se baigner par 5000 mètres de fond, mais franchement, quand on y était, la hauteur des vagues était telle que ça ne nous est même pas venu à l’idée.
On aurait aimé vous parler de quelques sujets qu’on avait gardés en réserve, mais qui ne sont pas montés. Allez, on vous les donne, façon « les couvertures auxquelles vous avez échappé cette semaine » de Charlie. Les médicaments : sur ce bord, une bonne partie de l’équipage doit prendre un traitement quotidien, et chaque jour, celui qui y pensait le premier avait à coeur d’inventer de nouveaux artifices rhétoriques pour signaler aux autres que c’était l’heure de la potion. Les chansons, on aurait aimé vous faire la playlist de ce qui s’est fredonné à bord, de l’énigmatique « mets ton habit, scaphandrier » de Daniel à l’intégrale des chansons inconnues de Brassens par Emmanuel.
C’est l’heure des rectificatifs et des rattrapages. Anne insiste pour qu’on dise qu’on n’avait pas le droit à une douche quotidienne, comme cela a été écrit par erreur, mais à une douche unique à mi-parcours: un vrai marin est un marin sale. Emmanuel signale qu’il recherche un spi d’occasion, si vous avez des idées.
En attendant, on croise au large de la Martinique, avec toujours ce foutu alizé qui se moque de nous et tourne dès qu’on empanne, mais on ne relève même plus, même pas mal, blasés qu’on est de ce petit jeu qui dure depuis seize jours. De toutes façons, quoiqu’il fasse pour nous retenir, on arrivera. Il faudra bien qu’il apprenne à se passer de nous.
Mercredi 11 décembre
Cette nuit, croyez-nous si vous voulez, un arc-en-ciel de lune. Sur un banc de nuages homogène, la lune a tracé, d’un seul geste, un arc parfait, à peine appuyé, un simple trait plus clair sur le fond brun. Puis ça s’est doucement irisé, et ça a rayonné, longtemps, une lumière un peu fade mais toutes les couleurs du spectre étaient là.
La connaissance a parfois ses coquetteries : dire qu’il a fallu une croisière de seniors pour découvrir l’existence de ce phénomène, c’est presque aussi beau que les enfants découvrant Lascaux.
En hommage à l’artiste, le soleil a attendu le moment précis où la lune, épuisée, se couchait pour apparaître, de sorte que nous ne savions plus où donner du regard, lui derrière et elle, devant.
On avait bien besoin d’un peu de beauté. Depuis deux jours, la mer claque des petites gifles vicelardes sur le flanc du bateau, comme une racaille qui cherche à énerver son adversaire. On fait comme si de rien n’était, mais on en a marre de faire sécher les coussins, alors on navigue capots fermés, et dès le matin, on a le choix entre rôtir au soleil dans le cockpit ou cuire à l’étouffée dans le carré.
Du coup, notre température interne monte : arriverons-nous demain soir à nous poser au clair de lune dans un mouillage, ou faudra-t-il faire des ronds dans l’eau en attendant d’entrer au jour dans la marina du Marin? Le baromètre, lui, descend, et la perspective d’arriver sous la drache des grains n’arrange pas l’affaire.
Car c’est de cela qu’il s’agit, arriver, après seize ou dix-sept jours de mer. On fera avec ce que la météo nous donnera, mais du coup on se cantonne aux sujets où notre libre-arbitre est souverain : tu prendras quoi, toi, un tartare avec des frites ou une langouste-accras?
Mardi 10 décembre
Ces algues que nous croisions il y a deux jours, c’étaient des sargasses et on entrait sans le savoir dans la mer des Sargasses des récits de corsaires et pirates.
C’est Clément, notre éditeur à terre qui nous l’a signalé. Qu’il soit une nouvelle fois remercié pour sa disponibilité et la pertinence de ses interventions. Il a si souvent, dans l’ombre, rattrapé par les bretelles nos bourdes nautiques et autres bouses orthographiques. Il faut dire que ce journal est tapé par de gros doigts sur le clavier d’un smartphone, dans un bateau qui gîte beaucoup, ce n’est pas une excuse, mais ça explique.
Merci Clément, et merci Iridium. Affectueusement rebaptisé l’imodium, l’iridium est ce boitier relié à un réseau satellite qui nous a permis d’envoyer chaque matin pendant ces 6000 milles de croisière des sms à nos proches pour leur dire qu’on n’avait pas coulé pendant la nuit, et le soir d’expédier ce journal à Clément pour qu’il le publie sur le site.
Sa présence à bord n’allait pas de soi, les vieux matelots se souvenaient de traversées où ils partaient des semaines sans donner de nouvelles, mais Duval et Ollé craignaient que leurs compagnes n’aient pas la patience des femmes de marin. Ce qui a emporté l’affaire, c’est que l’Iridium permet d’obtenir des fichiers météo, et que c’est extrêmement rassurant de savoir à quelle sauce on va être mangé par la mer le lendemain.
L’iridium fait désormais partie de notre vocabulaire, quelqu’un veut iridiumer avant que je range l’antenne, et de nos habitudes. Enfin, pas tout-à-fait. Si Anne a vite maitrisé la procédure assez laborieuse du bouzin pour causer avec Maud, Jeannot et Balette, Maëlle pratique la politique de l’autruche et ne cause à personne.
Curieusement, on est virtuellement connectés mais on reste à l’écart du monde. Nos proches donnent des nouvelles mais ne s’étendent pas sur celles du monde et ça nous va bien. En revanche, nous n’avons pas accès à Internet, et chaque moment on constate ce lamentable effet de ciseau entre la perte de notre mémoire et notre dépendance à Google. Comment il s’appelle déjà le faux-blond vulgaire qui dirige les États-Unis ?
Lundi 9 décembre
Poisson! Depuis qu’il a retrouvé le chemin des filets, comme on dit des avant-centres, Duval fait dans le sobre. L’autre jour, une bonite, aujourd’hui, sur une ligne dite mitraillette, c’est-à-dire nantie de plusieurs hameçons, toute une famille de trois poissons, un gros et deux petits. La maman des poissons, elle est bien gentille, mais elle est aussi un peu idiote, d’inciter ainsi ses petits à croquer dans des leurres en plastique fluo qui ressemblent autant à des calamars que Duval à la reine d’Angleterre, mais, bon, in fine, on ne va pas se plaindre.
Évidemment, au cri, tout le monde est sur le pont, sauf Maëlle qui dormait et depuis ne décolère pas d’avoir raté le spectacle.
Une fois les poissons dans le seau qui fait fonction d’épuisette le long du tableau arrière, un lourd processus de transformation industrielle s’enclenche.
D’abord décrocher les bestiaux des hameçons. Rappelons que nous sommes sur un bateau à voile, avec beaucoup de mer qui nous bascule d’un bord à l’autre. Ollé, qui s’en est déjà planté deux dans les doigts, gère la manoeuvre avec une circonspection certaine. Une fois ôtés les hameçons, vient la mise à mort. Du sous-sol monte très précautionneusement le grand Opinel, qu’il s’agit de planter derrière la tête de l’animal et non dans les doigts de Duval qui tient le candidat par les ouïes.
Ensuite, c’est plus facile, et, disons-le, assez dégueulasse. Monte une planche sur laquelle on découpe le poisson nettoyé et étêté, et, à la gîte, ça met du sang et des tripes absolument partout. Il faut voir alors l’effort pour rester stoïque d’Emmanuel qui regarde son cockpit maculé d’hémoglobine pour comprendre ce que le poste de chef de bord suppose comme self-control.
Ensuite, un peu de farine, un coup de poêle et on se régale en félicitant le pêcheur qui la joue modeste en renvoyant vers le cuistot, passez-moi la rhubarbe, je vous tendrai le séné, mais qui trouve là juste récompense après les heures ingrates à démêler les lignes, ou les remonter vides quand un poisson trop gros pour nous a arraché le leurre en mordant.
Aujourd’hui, après des semaines d’empannages, on a peut-être pris le dernier bord vers la Martinique. Il était temps, Duval s’est fait manger le dernier ce soir.
Dimanche 8 décembre
Je te dis que ça pousse dessus! dit Anne.
Depuis deux jours, nous traversons des bancs d’algues, du genre fucus vésiculeux qu’on disséquait autrefois dans les collèges. Elles flottent au gré du vent et s’agrègent en plaques marron ou jaunes, comme des continents sur un planisphère. À notre habitude, ça déclenche une discussion où les hypothèses les plus farfelues sont mordicus soutenues par tout un chacun, pour le plaisir de débattre. C’est ainsi que pour Duval, il s’agit des traces d’une tempête sous-marine, alors qu’Anne plaide pour des algues flottantes qui pousseraient à la surface de l’eau, ce qui pour Ollé, serait une des explications possibles du mythe de l’Atlantide. Emmanuel s’en tient aux vestiges lointains d’une tempête sur les côtes africaines. Avouons-le, les distractions ne sont pas légion à bord, et tout ce qui nous tire de notre train-train quotidien nous ravit et est plus commenté que la nouvelle robe de la maîtresse d’école dans un village isolé.
Surtout, évidemment, ce qui vit : le poisson, mais nous sommes dans une mauvaise phase pour ce qui est de la pêche et on n’a pas vu un dauphin depuis le Cap-Vert, peut-être un, qui a condescendu à sauter au loin, et engendré ainsi un nouveau débat, marsouin ou marlin, je te dis que l’aileron n’était pas rond, mais pointu.
Les oiseaux : évidemment, loin des côtes, peu d’oiseaux, mais il s’en trouve toujours un pour venir roder autour du bateau, avec de nouvelles questions, vit-il en l’air, dort-il sur l’eau? Personne à bord n’a la moindre information ni connaissance ornithologiques, mais un point de vue, oui, et de l’énergie pour le défendre.
Restent les bateaux. À cette période, à cet endroit, nous sommes des centaines à traverser et de temps à autre, un feu de mât nous fait signe au loin, qui tente de surnager à la crête des vagues. Ou bien de jour, c’est une colombe qui marche sur le toit tranquille de Valéry. Chaque fois on saute sur la radio vhf, on attend, on espère qu’ils prendront contact, en même temps, on n’y tient pas, qu’est-ce qu’on se dirait? Bonjour, ici Octobre, oscar-charlie-tango-oscar-bravo-romeo-echo, nous traversons l’Atlantique, à vous?
En fait, ce qu’on cherche, ce sont des preuves de vie, comme on dit des otages sur les chaines d’info, c’est savoir qu’au delà des 360 degrés de désert bleu qui se déplacent avec nous, il y a encore une terre.
Vous êtes encore là?
Samedi 7 décembre
Pour ceux du bord qui ne sont pas des familiers de la transatlantique, cette croisière a été parfaite. Depuis Lézardrieux, on a eu ce qu’on voulait de bons et mauvais moments. On avançait vers l’arrivée contents de nous, mais avec un petit regret, qu’on essayait d’oublier, pour ne pas gâcher la fête, celui de ne pas avoir connu une situation de navigation difficile qui nous ferait entrer dans la grande famille de ceux que la mer a, non pas meurtris, on n’en demandait pas tant, mais marqués.
Voilà, c’est fait. Ce matin, on traversait depuis deux jours une météo difficile, une zone de grains pénible qui s’était détériorée la nuit dernière. Maëlle et Ollé avaient passé leur dernier quart dans l’escalier de la descente, à attendre que les averses passent avant de remonter dans le cockpit.
Mais en fin de matinée, ça s’est compliqué. On ne l’a pas trop vu venir, ça a commencé comme un incident banal, un verre s’est cassé dans la cambuse sur un coup de gîte un peu plus violent puis, le temps de ramasser les éclats, c’est devenu très brutal. La mer était déjà grosse, mais le vent est monté brusquement à 40 noeuds sous le nuage. Le pilote a déclaré forfait, incapable de redresser le bateau dans les vagues. Emmanuel a repris la barre, avec une jubilation rassurante, mais s’est fait aussi embarquer dans des lofs interminables, qui laissaient le bateau pantelant, voiles claquant dans un fracas comme jamais, attendant qu’on le remette dans sa route. On avait déja trois ris dans la grand-voile, on a roulé la trinquette, et on a subi.
La mer était hideuse, arrasée par le vent, la pluie quasi horizontale fouettait le cockpit. À l’intérieur, on entendait le bateau vibrer dans toute sa structure, le vent siffler dans tous les espars. On n’avait pas peur, mais on se sentait démunis : sous trois ris sans foc à courir devant le vent, on ne pouvait rien faire de plus si ça forcissait encore. Et pas question de faire demi-tour ou de changer de route. Pour aller où?
Et puis, nous avons vu trop de photos. Cette mer de papier de verre, les paquets d’écume qui filent â l’horizontale, on l’a vue sur des centaines de photos et voilà que nous étions dans l’image, et ça n’ajoutait pas à notre sérénité.
Ça n’a pas duré, le méga-grain a fini par nous dépasser, on est remontés sur le pont, contents que le soleil revienne, que ce soit terminé, de l’avoir vécu aussi. Et là, une belle déferlante nous a tous rincés de la tête aux pieds. Et ça nous a fait rire.
Vendredi 6 décembre
Il ne faut pas hésiter à revenir sur une décision si elle n’est plus adaptée à la situation, c’est ce que fait Lénine en août 17, quand il oblige le parti à abandonner le mot d’ordre « Tout le pouvoir au soviet ». C’est du moins ce que dit Ollé qui est plongé dans « L’histoire de la révolution » de Trotsky. Est-ce l’amour du pain, ou de sa maman qui a fourni le roaster, ou, plus probablement les deux, mais Emmanuel s’est lancé dans la boulange aujourd’hui. Ce qui n’était pas facile attendu qu’il s’est précédemment brulé la main gauche avec du café. Il a donc vaillamment pétri sa pâte d’une seule main, et, ma foi, le résultat fut excellent, et dégusté religieusement sous un pâté offert par Thomas avant le départ et tout aussi pieusement conservé depuis pour une grande occasion. C’en était une. Si Duval n’avait pas un coup de moins bien sur la pêche, on pourrait presque rêver d’autarcie.
En attendant, on commence à racler les fonds. Plus rien de frais, restent quelques oignons et trois bananes qui finissent de murir. Ressortent alors les recettes de tous les bateaux du monde, la salade de riz au thon et olives, goûtue mais dense et qu’il faut prendre garde à avaler bien au milieu sinon, gare au roulis. La salade de riz, toujours, mais aux sardines, qui, si elle est un peu plus légère, toutes choses égales par ailleurs, s’accroche assez longuement à votre estomac. Anne a étrenné la séquence corned beef, qui est la joie du mataf juste après le pâté Hénaff, avec une bolognaise à base de, très réussie. Enhardi par ce succès, Ollé s’est lancé dans un parmentier mousline/corned-beef, qui n’était pas sans danger mais qui s’est laissé gentiment manger. Où nous mènera cette escalade, nul ne le sait encore mais ça fait peur.
Ce qui nous sauvera peut-être, c’est qu’on avance bien, demain on sera aux deux-tiers de la route, et commencent à fleurir les conversations sur ce que les uns ou les autres feront après la Martinique, triste signe que la première grande étape du périple d’Octobre va bientôt s’achever.
Cela dit, on ne sera pas mécontents d’arriver: beaucoup de vent, et surtout une mer assez grosse qui nous roule d’un bord à l’autre. On est amarinés, on pare à l’essentiel, mais de temps à autre, un tiroir mal fermé ou une fourchette lâchée traverse le bateau â toute allure. A l’heure, tardive de ces lignes, la mer s’est un peu calmée, la lune nous regarde, une joue dans la main, perplexe, en se demandant ce qu’on fait là. Bonne question.
Jeudi 5 décembre
S’il fallait une preuve supplémentaire de la malice de Dieu ou de la Nature, comme disait Spinoza, ou de tout autre instance ou principe maître de l’air et de l’eau, nous l’aurions : toute la nuit dernière, l’alizé s’est foutu de nous. Toujours le même problème, le vent est juste derrière nous, et la configuration du bateau ne permet pas de naviguer vent arrière, nous courons donc devant lui en zigzag, comme le lapin devant le chasseur. Cette nuit, chaque fois que nous choisissions un angle, il nous suivait du bout de son fusil et nous envoyait à perpète. Il fallait empanner, et même punition à l’autre amure. Les navigateurs avisés diront bien sûr, crétin, le vent adonne ou refuse. Ben non ici, c’est indépendant. Hier cinq minutes après avoir nous avoir obligés à prendre un troisième ris parce qu’il affichait 35 noeuds , le vent est tombé à 13. Ça, ce n’est pas du refus, c’est de l’insulte.
En fait, ce sont les grains qui nous poursuivent depuis hier qui rendent le vent fou. Et nous avec. Il fait beau, nous traversons l’Atlantique, nous sommes les rois du monde quant surgit derrière nous une masse de nuages marron sale, qui bavent une suie noire. On ne peut accuser le grain de traitrise, il vous veut du mal mais ça se voit, et de loin. Vite, rentrer tout ce qui traîne, les culottes et les coussins qui sèchent, vite fermer tous les panneaux et hublots, vite descendre, fermer la descente derrière nous et attendre que ça passe. Et là, franchement, c’est beaucoup moins royal. Un bateau sous la pluie, c’est pire qu’une caravane, ça bouge. On est là tous les cinq, misérables, dans ce carré étanche, la température monte instantanément de cinq degrés, on est moites et coits, bousculés par la mer.
La mer, parlons-en. Un des avantages du portant c’est que ça ne mouille pas , qu’ils disent. Cette nuit, une vague, très grosse et très vicieuse a submergé Anne qui était de congé et dormait, capot entr’ouvert, une nuit entière sans quart, dans la cabine avant. Depuis, elle essaie de faire sécher son pyjama, son sac à viande, son duvet, son drap-housse, son matelas. Entre les grains.
Mercredi 4 décembre
Aujourd’hui à 17h, nous avons fait la moitié du chemin, 1040 milles parcourus sur les 2081 de la route orthodromique. C’est la bascule que fêtaient les appelés au temps du service militaire: on en a fait plus qu’il n’en reste à faire, et, bêtement mais sûrement, ça change tout.
C’est aussi l’heure du bilan à mi-course, et on a commencé les comptes.
D’abord l’avitaillement. À ce jour, il reste moins d’une tranche de pain de mie par personne et par jour, et deux petit-beurre et demi. Bon, on a une demi-tonne de pâtes, mais quand même, les pains non traités du Cap Vert nous ont fait beaucoup de mal. Réunion immédiate du soviet d’Octobre en séance plénière, à l’ordre du jour, comment gérer cette pénurie. Comme nous sommes des adultes consentants et responsables, il est voté de laisser chacun gérer ses huit tranches à sa guise, cigale ou fourmi, sans contrôle bureaucratique. Certains non-consommateurs de pain ont immédiatement pris date et fait savoir qu’ils examineraient avec attention toute proposition d’échange de leur ration.
L’assemblée a aussi considéré les alternatives possibles au pain, tant pour le petit-déjeuner que pour les repas. Il a été rappelé que nous disposons à bord d’un roaster de Jacqueline, de farine à pain et de la recette pour les utiliser ensemble, mais que les essais menés antérieurement ont conclu à une surconsommation de gaz.
Le soviet a donc décidé :
1. De demander en urgence la recette de pâte à crêpes de Catherine
2. De réserver la fabrication de pain au roaster à d’éventuelles situations de manque critique qui pourraient altérer le moral de l’équipage et partant le bon fonctionnement du navire.
3. Pour les petit-beurre, on s’en fout, on a des quatre-quarts.
La situation des réserves en eau a été brillamment exposée par le camarade chef de bord et elle s’avère favorable : nous faisons tellement attention qu’il nous reste à mi-course la quasi intégralité des réservoirs. S’appuyant sur cette analyse concrète de la situation concrète, le camarade chef de bord autorise une douche à l’eau douce par personne et par jour, décision entrant immédiatement en vigueur.
On arrivera donc à la Martinique affamés, mais propres. Si on arrive: nul n’ose imaginer ce qui se passera à bord si, par étourderie ou manque de conscience politique, l’un d’entre nous dépasse ses huit tranches et prive de sa ration un coéquipier plus rigoureux. Mais tout porte à croire que nous irons probablement au massacre.
Mardi 3 décembre
Le troisième quart, cinq heures-neuf heures, est le plus beau, c’est celui de l’attente du jour. On sait qu’on doit patienter, c’est chaque fois un peu plus tard, mais on est enfin sûrs que la nuit finira. A un moment, la lumière va revenir, c’est écrit.
Très tôt dans le quart, on va commencer à voir la mer, c’est à dire autre chose qu’une bande noire, hostile, mate et bruyante entre les filières du cockpit et la ligne d’horizon. Ça va commencer à vivre, on va distinguer peu à peu les vagues, des nuances de noir sur du noir, un Soulages mobile.
Puis du gris va salir le ciel, juste dans le sillage puisqu’on navigue ouest. Et on pourrait le vivre mille fois que ce serait tous les jours la même chose: nous sommes suffisamment avancés dans la connaissance pour savoir qu’immanquablement, le jour va se lever, et on pourrait même pousser la présomption jusqu’à dire que, grosso modo, ça sera à l’est, mais elle est tellement ténue, tellement fragile, cette flaque, qu’on n’y croit pas, on pense que notre désir l’invente, et il faut se retourner vers l’ouest encore noir pour admettre, qu’effectivement, il se passe quelque chose.
Ce point admis, tout s’enchaîne, le gris devient lueur qui se confirme en s’étendant, et le spectacle peut commencer.
Hier matin, Anne et Ollé ont assisté, pantois, à un lever de soleil de référence, la mère de toutes les aubes.
Pour faire dans le grandiose, c’est comme le « sol y sombra » de la corrida, il faut des nuages. Il y en avait. Plein, de toutes sortes. Au fond de la scène, une brume, habituelle au tropique et qui fait qu’on y voit rarement, déception, le soleil sortir directement de l’eau. Au fil des jeux de lumières, la brume diffuse du fond de décor prendra l’exact aspect de la chaîne des Alpes, les sommets enneigés émergeant du brouillard, que l’on peut contempler dans toute randonnée alpestre mais, bien que saisissant, ce n’est pas l’effet essentiel du propos.
Devant ce fond, un espace de plus en plus lumineux, enchaînant avec aisance toutes les couleurs imposées dans ce genre d’exercice, le violet, le mauve, le rouge, le jaune, l’orange bien sur, espace balayé de cirrus bleu canard qui s’effilent en mauve.
Enfin, en avant-scène, un cumulus noir, d’où s’échappent de petits nuages, sans doute des jeunes en quête d’aventure. Déjà, Anne et Ollé restaient bouche bée, comme s’ils assistaient à un spectacle du Futuroscope sur la création de l’univers, lunettes 3D sur le nez et commentaire dit par André Dussolier.
Et là, caprice de l’artiste ou différence de vents d’altitude, les cirrus ont commencé à partir vers le nord, les bébés cumulus vers le sud, les sommets des Alpes à monter pour se dégager de la brume, et tout s’est animé à la manière de la lanterne magique du petit Marcel chez Tante Léonie. Alors seulement le soleil s’est montré, rayonnant, content de lui.
Lundi 2 décembre
Dans la monotonie des jours qui passent, toujours le même vent, le même cap, la même mer, s’opère un curieux basculement du jour vers la nuit. Le moment le plus difficile, le plus tendu, où l’on quitte la délicieuse léthargie des journées à paresser au soleil ou à lire au carré, c’est la nuit. Qui se fait attendre: avec cette route à l’ouest, nos horloges perdent un quart d’heure par jour sur le soleil, et chaque soir l’effet se recule, comme disait l’autre.
ici, il y a trois nuits par jour
Neuf heure – une heure du matin. De l’avis de tous, c’est le quart le plus difficile. On sort du dîner commun dans le carré, on a bien bu, mangé et plaisanté, on voit les amis patouiller leur duvet avec gourmandise, comme le font les chats des coussins où ils vont se coucher. Pendant qu’ils se déshabillent, on enfile son gilet de sécurité ultramoderne mais hyperchiant et on monte s’installer dans le cockpit et se pendre pour quatre heures à la ligne de vie comme une chauve-souris à sa poutre.
C’est le quart le plus taiseux, mais, comme dit joliment Maëlle, c’est quand on se tait qu’on se parle le mieux. Sans contrainte de navigation, puisque le bateau va tout seul, on s’installe face à l’arrière, les yeux dans le sillage où s’allument les guirlandes du plancton phosphorescent, et chacun se recroqueville dans le silence partagé.
Là, tout dépend du ciel. S’il est dégagé, les étoiles se lèvent et prennent le pouvoir. On est écrasés par la beauté, tout simplement, émerveillés, comme des gosses un matin de Pâques, par les étoiles filantes qu’on découvre aux quatre coins du ciel. C’est parti pour le grand huit, on pense à rien, puis à rien, puis on y revient.
Si le ciel est couvert, pas de décollage, on reste plantés et Dieu qu’elles sont dures ces banquettes en teck. On subit le temps, s’imposant de ne pas regarder sa montre pour lui laisser une chance de filer à l’anglaise. Tout en sachant qu’au bout du long, très long chemin, on ira dormir, mais pour quatre heures seulement, et l’angoisse du réveil à venir gâte la perspective du coucher.
Le deuxième quart, une heure-cinq heures du matin, paradoxalement, est le plus facile: on a dormi quatre heures, l’effort pour se lever en pleine nuit est derrière soi, et on sait que lorsqu’on ira se coucher, on ne se relèvera qu’après le jour. C’est aussi le plus bavard. L’autre jour, Anne et Ollé ont fait le point sur leurs vies. Hier, c’est sur la situation internationale qu’ont planché Maëlle et Duval.
Le troisième quart… demain.
Dimanche 1er décembre
Pour une partie de l’équipage, on entame le quatrième mois de vie quotidienne commune dans, disons, vingt mètres carrés, et, étrangement, personne n’a passé personne par dessus bord. Il est vrai que nous ne sommes ni Delon, ni Ronet, ni Marie Laforêt, paix à son âme, mais Plein Soleil, ce n’est pas pour nous. On vit plutôt comme une sorte de vieux multicouple, où les amitiés particulières sont versées au compte général, avec ses agacements et ses tendresses.
Bon, c’est sûr, on vit les uns sur les autres, on a vu les fesses de tout le monde et on peut, en quart, à l’oreille, savoir qui ronfle sur sa bannette. Mais on vit plutôt ensemble qu’avec. Avec des moments de simple amitié, le quart du matin qui voit successivement, à partir de sept heures, émerger avec plaisir de la descente du carré, comme à Guignol, les tronches enchifrenées, rayées sur les joues par les plis de l’oreiller de ceux qui se lèvent d’une courte nuit. Ou le repas du soir qu’on prend tous au carré, même si quelqu’un se lève régulièrement pour aller voir là-haut si on y est.
Avec des devoirs: chaque jour, le chargé de cambuse nourrit tous les autres, et même si en bateau tout est bon, même l’ignoble rouge espagnol, le Don Simon, dit Don Pedro dit Don Pabon dont nous avons acheté un stock à Vigo et qui nous a poursuivis de son aigreur jusqu’hier, on n’est pas tous nés égaux devant la cuisine sur ce bord. Pourtant, invariablement, tout le monde est content de ce qu’on lui prépare, et on fait de sincères mines de bonheur en dégustant nos plats, comme les « humm » que nous poussions en faisant semblant de manger la tarte aux cailloux ou la soupe à la terre que nous préparions dans les cabanes de notre enfance.
Car, Duval a raison, il y a de la cabane dans le bateau. Toute cette ingéniosité que nous déployons pour vivre comme pour de vrai dans un endroit improbable et minuscule, nous ramène très loin en arrière, et ce n’est pas le moindre charme de cette équipée.
Et puis, il y a les rites, le rite. À midi cinq ou sept heures deux, quelqu’un dit: mais on est fous, on a laissé passer l’heure, et dans l’instant, comme chez Disney, les verres jaillissent du placard, les bouteilles de pastis et de whisky fusent ensemble du bar, l’eau fraîche rampe hors de la trappe du frigo, les noix de cajou dansent le be-bop sur la table.
On nous a tout pris, les batteries, le rail d’écoute, le guindeau, l’ancre, le moteur, la drisse de spi, le spi lui-même, hier encore un seau, mais on ne touchera pas à notre apéro.
Samedi 30 novembre
Aujourd’hui, comme hier: inconstance du vent qui se joue de nous, se décalant vicieusement dès qu’on empanne, se replaçant comme un défenseur chaque fois qu’on espère une ouverture. Bon, on ne va pas se plaindre, on avance très honorablement, et à l’instant de cette chronique, on vient de franchir la ligne du quart, 520 milles d’avalés sur 2080 au départ, en quatre jours et demi. Ce n’est pas le record du siècle, mais c’est plus qu’honorable, et on attend du meilleur vent la semaine prochaine.
Aujourd’hui comme hier: Duval a sorti un thon rouge, ça risque de devenir lassant, à la fin, mais pour l’instant, c’est bien agréable, d’autant que se profile à court terme l’épuisement du frais. On s’est par exemple aperçu que la moitié du pain en tranches acheté au Cap Vert était parfaitement pourri. C’est le problème des pays en développement, ils ne connaissent pas les raffinements des conservateurs et autres additifs bien de chez nous. Il reste heureusement du pain acheté dans une grande enseigne française à Dakar et qui nous garantit un goût moelleux et authentique, c’est du moins ce que dit l’étiquette, jusqu’à la fin décembre, ce qui nous laisse de la marge pour arriver en Martinique.
On commence à s’installer dans la durée. On a vu les premières toilettes à l’eau de mer dans le cockpit, avec cris divers du lavé quand il se verse un seau sur la tête, et détour pudique du regard des autres. On a fait la première partie de whist, qui nous a tenus l’après-midi dans le carré, avec un temps de surprise quand on remonte sur le pont et que la lumière tombe déjà, comme un dimanche après-midi à la campagne. Et on se rappelle à ce moment là qu’il fait nuit depuis une heure en France et qu’il n’y fait probablement pas chaud. Non, décidément, on ne va pas se plaindre.
Vendredi 29 novembre
Ollé était en train de s’empiffrer de raisins secs pour se remettre de sa sieste, quand un « Ollé, viens voir » comminatoire l’a appelé sur le pont. Là, Duval, les pieds dans un invraisemblable emmêlage de fils, tenait au bout de sa ligne, contre le tableau arrière, un barracuda d’au moins dix livres.
Il faut rendre justice au pêcheur : après un départ en fanfare dans le golfe de Gascogne, voilà deux mois et demi qu’il n’avait rien pris. Il a subi, avec un moral d’acier et une humeur égale d’abord la gêne, puis la commisération, puis les francs sarcasmes de ses compagnons de route, jusqu’à un « Alors Jean-Mi, la pêche? » en guise de bonjour ce matin. On en était presque à se demander si les lignes ne ralentissaient pas inutilement le bateau.
Évidemment, maintenant, le jeu a changé de main, et nous lui devons respect et gratitude, parce que non seulement le barracuda est un poisson mythique, un des ennemis officiels de James Bond, s’il vous plaît, mais en plus, c’est foutrement bon et ce soir, c’est poisson au four pommes vapeur, avec la bonne bouteille de blanc qui reste de Mindelo, du Sodade, les fans de Cesaria Evora, native de, comprendront.
La suite a été plus laborieuse, il a fallu se mettre à quatre pour déméler la pelote, chacun tenant un fil, comme les chaînes de l’amitié que dessinent les enfants au catéchisme ou à l’école. Puis lever les filets de l’animal à l’opinel et à l’arrache.
Il a fallu aussi statuer sur l’identité de l’animal, Maëlle contestant la nature barracudesque de l’animal, et se plonger dans les planches illustrées des « Grands poissons de l’Atlantique » que Duval, prévoyant à la fois l’absence d’internet et la minceur de nos connaissances halieutiques, avait pris soin d’embarquer. Après vérification, c’est confirmé, c’est un barracuda.
La constance a payé, alors qu’on n’attendait plus rien. On ne peut pas en dire autant du vent: il varie constamment du nord-est au est-sud-est, nous obligeant à empanner très souvent, alors que nous sommes dans la région du monde et la période où le régime de vent est le plus sûr, le plus constant et le plus décrit depuis Christophe Colomb. Un jeu à fronts inversés, en quelque sorte.
Jeudi 28 novembre
Bien sûr, ça ne pouvait pas durer. Première loi de la croisière hauturière, la volatilité extrême du confort. Le bonheur vous fuit sitôt qu’il est là. Surtout la nuit. Prenez une allure quelconque, le grand largue que nous pratiquons depuis longtemps et qui risque de durer. Génois faiblement tenu, grand voile entière largement débordée, un petit douze-treize noeuds de vent pour mettre dedans, six-sept noeuds au speedo, vous êtes bien. Des risées à quinze noeuds sur l’anémomètre? On s’en moque, la mer est belle, la barre est douce, le bateau étale, et on en a vu d’autres, se dit le barreur de nuit, mais quelque part dans sa tête s’est connecté un neurone danger, que dans un premier temps il s’empresse d’ignorer. Une risée à seize, ça ne veut pas dire que ça évolue, cet alizé est parfois inconstant, d’ailleurs voilà, ça redescend à douze, qu’est-ce que je disais. Je ne vais pas me donner le ridicule de réveiller du monde pour ça. Mais le neurone passe au bip-bip. Et ça dure, ça dure, une fois dix-sept, tiens, mais treize immédiatement après, donc… Jusqu’au moment, deuxième étape, où il faut reconnaître que merde, oui, ça change. On redevient rationnel : à quel moment je déclenche le réveil? Dix-neuf noeuds? Mais il vient d’y avoir dix-neuf et on est redescendu à, tiens, pas quinze, seize. Négociation avec soi-même, si ça reste un peu à dix-neuf j’appelle. Jusqu’à ce que soudain, l’anémomètre sorte un vingt-trois surgi de nulle part, et là, on est presque soulagé, on descend demander de l’aide pour prendre un ris. Petit moment de bonheur la manoeuvre faite, le bateau soulagé de son surplus de toile se remet à ronronner, on est content, on a bien fait son travail d’équipier, on est bien. Et à ce moment là, le vent tourne.
C’est ce qui nous est arrivé ce matin. Après une journée sous spi, une vraie belle nuit, pas de mer, un ciel en cinémascope, étrangement lumineux pour une nuit sans lune, des étoiles filantes partout, comme des projectiles dans une bataille de Star Wars. Et les trois quarts de nuit semblables, tous passés à vaguement tripoter le bouton du pilote, juste pour dire. Du coup, ce matin, à sept heures pétantes, Emmanuel a fait envoyer le grand spi. Et à neuf, il a explosé dans une rafale scélérate.
Car tout passe et tout casse et tout lasse, disait notre défunt poète.
Mais pendant ce temps-là, avec une admirable constance eu égard à la modestie des résultats, du crépuscule du matin à la tombée du soir, Duval pêche, opposant aux caprices du destin et du vent l’inébranlable obstination du travailleur de la mer.
Mercredi 27 novembre
Hier, à 21 heures précises est entrée en vigueur l’algorithme inventé par Emmanuel pour les quarts, sorte de combinatoire sophistiquée qui doit permettre à chacun de veiller avec tous les autres successivement et à tous les horaires possibles sur la durée de la traversée, dans la plus stricte égalité, tout en extrayant chaque jour de la contrainte une personne chargée de l’organisation des repas. Quelque chose entre la chorégraphie du quadrille et le quart d’heure américain des surboums de notre enfance.
Hier à vingt et une heure et quelques, le vent, séduit par les qualités d’organisation de notre chef de bord, a cessé de faire le zazou et s’est sagement rangé dans la direction, la force et l’évolution qu’indiquaient les cartes météo.
Hier, à vingt et une heures et quelques, nous avons commencé la traversée que nous attendions et l’ordre des choses s’est plié à l’ordre de nos désirs, pour faire mentir Descartes.
Depuis, nous vivons dans le bonheur paisible d’un monde bien rangé. Si les premiers quarts ont été inégalitaires dans le plaisir, Duval et Ollé ayant gentiment manoeuvré alors qu’Anne et Maëlle n’ont eu qu’à changer deux degrés de pilote en quatre heures, mais faut quand même pas exagérer, depuis tout est aligné bien-bien. La mer est bien peignée, la raie au milieu, on a sorti le spi à l’aube, on le rentrera au coucher du soleil. Le temps même ne moufte pas : de belles éclaircies ont permis aux garçons d’exhiber au soleil leur plastique admirable, aux filles, plus réservées comme il se doit dans un monde ordonné, de sortir leurs shorts – et ce n’est pas spoiler que de dire que celui acquis par Anne à Mindelo et présenté en avant-première à l’équipage aujourd’hui fera sans nul doute partie des must have du printemps-été 2020. Mais, à intervalles réguliers, de beaux cumulus, gras et roses comme des baigneuses de Picasso , sont venus docilement nager entre le soleil et nous pour nous préserver du mélanome. De l’ordre et de la mesure en toutes choses.
Mardi 26 novembre
Ciao Mindelo, on est partis. Terminées, les petites soirées tranquilles dans les rades à musique de la ville, les réveils paisibles à l’odeur du café d’Emmanuel. Finis les glaçons dans le pastis à l’apéro, encore un peu de noix de cajou?, les pintes de bière fraîche au floating bar de la marina, maintenant c’est la mer, deux à trois semaines, monter au quart la nuit, manger dans un bol avec une cuillère, pisser à la gîte. On se disait hier qu’on était étrangement décontractés à l’approche du départ. Certes, ce n’est pas l’Éverest sans oxygène, mais tout de même, c’est plus que tout ce qu’on a fait jusqu’à maintenant.
C’est vrai qu’on a changé d’équipage, deux navigatrices à bord, ça bouge des choses. Mais, surtout, on s’est aperçu qu’on avait tous dans la tête, malgré nos différences d’expérience, à peu près la même image du voyage, celle que tout le monde connaît, trois mille kilomètres tribord amure, le même nord-est à la même force, et on en inférait une mer clémente, des journées entières à regarder le pilote barrer, une bière à la main et un sourire aux lèvres.
Evidemment, ça ne se passe pas du tout comme ça, en tout cas pour l’instant. On est sortis de Mindelo avec un vent qui n’avait rien d’un doux zéphyr, si tant est que les Zéphyr sont toujours doux, et une mer méchante, coincée qu’elle est entre les deux îles. Pas du grand largue paisible, mais du vent arrière compliqué. Puis, une fois avalée Saõ Vicente, phase deux, on s’est retrouvés sous le vent de San Antaõ, dans un grand n’importe quoi, y compris du vent de face. Une fois dégagés de San Antaõ, phase trois, plus de vent du tout. Ça tombe bien, c’est l’heure du moteur pour charger les batteries mais quand même, commencer la traversée de l’Atlantique au zonzon, ça la fiche un peu mal. Pourquoi pas à la rame?
Bon, on est tranquilles, la météo nous annonce du vent devant, on va bien finir par se dépéguer de ces foutues îles, comme on dit à Marseille, le pays de Maëlle. D’ailleurs, la mer s’aplatit. On va les avoir, nos langueurs océanes.
Lundi 25 novembre
Préparatifs de départ. On fait de l’eau, du gasoil, la liste d’avitaillement : si on dit quinze à vingt jours de mer, raisonnablement, un paquet de petit-beurre par jour, en comptant les petites faims des quarts de nuit, mais considérant qu’il y a aussi cinq quatre-quarts, combien de paquets? Très compliqué de quantifier, mais nécessaire, sauf à se retrouver avec un bateau plein à ras-bord de chocolat mais sans légumes.
On prend une longue, très longue dernière douche, en se disant à chaque coup de savon qu’il n’y en aura pas d’autre avant longtemps. On téléphone à la maison pour prendre des nouvelles. On n’est pas sur ce bord du genre à se faire du cinéma, on sait qu’on part dans des conditions optimales, une grosse berline sur une autoroute allemande, mais quand même, on va être longtemps loin des hommes, difficile d’échapper au romantisme.
Ce qui est sûr maintenant, c’est qu’on part demain matin, quand on aura récupéré Maëlle. Il y a quelques heures, on a douté. Quand Ollé a appris, lors d’une de ces ultimes conversations téléphoniques avant le grand saut, qu’Adrienne et Vivien allaient avoir un enfant, il s’est fait hisser au sommet du mât avec le porte-voix du capitaine Haddock pour l’annoncer à toute la population de Mindelo. Et a refusé de descendre tant qu’on ne consignerait pas dans le journal son amour pour Catherine, Adrienne, Jean-Baptiste et Vivien, dans l’ordre d’apparition dans sa vie.
Dont acte, c’est fait. On part demain.
Dimanche 24 novembre
On va repartir. Pas tout de suite. Anne est arrivée ce matin, après une nuit sur les banquettes de l’aéroport de Praia à attendre le coucou pour Mindelo, mais il manque encore une équipière qui ne sera là que mardi matin.
Quinze jours à ne rien faire. Au fond d’une baie, à regarder chaque soir le soleil disparaître brusquement derrière le Monte Verde, en oubliant quelques nuages roses, vite ramassés par la nuit, pendant que s’allument une à une les lumières du bal, les feux des dizaines de bateaux au mouillage, d’abord timides dans le soir qui tombent, puis qui prennent de l’assurance et finissent par se balancer tous ensemble, mais pas au même rythme, comme des bonzes asynchrones, au gré du vent qui balaie la baie jour et nuit, inlassablement, un coup nord-est, un coup est.
Qu’est-ce qu’on a fait? Rien, réparé deux trois bricoles, visité l’île un jour, parce qu’il le fallait bien. Guetté les tortues qui vivent sous notre coque, la petite, plus sociable, qu’on voyait presque tous les jours, la grosse, très diva, qui consentait rarement à se montrer.
Regardé avec un peu de perplexité les rallyes de vieillards opulents, c’est à dire plus vieux, plus gros et plus riches que nous, qui ont envahi par deux fois la marina, des norias de bateaux qui décident de traverser ensemble l’Atlantique, avec attractions programmées et excursions comprises aux escales, étrange idée de vouloir traverser seuls à plusieurs, mais, bon, à chacun son aventure.
Rien, si ce n’est vivre au mouillage, c’est-à-dire prendre l’annexe dix fois par jour, pour aller aux toilettes, téléphoner, chercher du pain, et mesurer chaque fois qu’on n’a plus vingt ans pour descendre dans ce foutu youyou qui se dérobe ou escalader le quai.
Rien, si ce n’est arpenter cette ville du vent, où les femmes et les hommes sont tous beaux et gentils comme il ne devrait plus être permis depuis Jean Yanne.
Étrange sensation que cet entre-deux, on a hâte de partir, non tant qu’on s’ennuie mais on sent qu’on pourrait être tentés de rester toujours, Brel aux Marquises.
Fin d’un épisode aussi, Daniel et Francine qui sont partis, une autre navigation à venir, plus longue, sans doute plus tranquille, le début de la fin pour Ollé et Duval qui débarqueront en Martinique, l’impression, comme tous ceux qui vont s’en aller, de laisser un peu de nous derrière nous.
Et les tortues, surtout la grosse mal aimable, qui viennent nous faire les gros yeux : vous êtes encore là, vous?
Dimanche 10 novembre
Arrivée cet après-midi à Mindelo, charmant port de São Vicente, Cap-Vert. Enfin, pas si charmant que cela : on n’est pas habitués à des marinas où le vent souffle à 20 noeuds. Les bateaux, innombrables, c’est fou le nombre de gens qui traversent l’Atlantique, et nous qui étions persuadés que nous étions les premiers depuis Colomb. Il va falloir trouver une sous-catégorie si on veut entrer au Guinness book. Premiers retraités ? Peu probable, à voir les éphèbes à sangle abdominale relâchée qui hantent les pontons. Peut-être les premiers malentendants ? Là, on a nos chances. C’est effarant à quel point on est durs d’oreille sur ce bord. Emmanuel, qui dort – mal – sous le cockpit, dit que toutes les réponses des quarts de nuit commencent par « pardon », « Qu’est-ce-que tu dis » Ou » Hein ». Déjà, à terre, on a du mal à se comprendre, mais à bord, dans le vent, les vagues et les bruits du bateau, on a renoncé, on essaie de lire sur les lèvres, mais on n’y voit pas très bien non plus.
Malgré ce handicap, la course fut belle, on a marché vite tout le temps, dans une mer parfois très grosse, mais dans cette euphorie tranquille d’un bateau qui va bien. 485 milles bouclés en moins de trois jours, on a fait aussi bien que l’avatar de la tablette, une arrivée parfaite, tout bien. Je disais : TOUT BIEN!
L’image du jour : Ollé a failli passer à l’eau ce matin sur une grosse vague, en voulant cadrer une photo de Duval en action, et pendant qu’il attrapait de justesse une écoute pour se rattraper, son appareil a déclenché. L’instant décisif de Cartier Bresson, genre.
Ce soir, restau à Mindelo. On est là pour deux semaines de tourisme, jusqu’à l’arrivée d’Anne qui nous rejoint ici pour traverser. Donc, interruption de ce journal, jusqu’au 24 novembre, sauf si on bouge d’ici là. Vous nous manquerez.
Samedi 9 novembre
On est entrés par l’est, entre Sal et Boa Vista, dans l’archipel du Cap Vert, et on va le traverser pour atterrir demain à Mindelo, sur Saò Vicente, à l’ouest, seule marina disponible. Douloureuse révision du programme : nous devions atterrir à Sal et nous balader d’île en île, au hasard des mouillages, mais voilà, plus de guindeau électrique, donc plus de moyen de remonter l’ancre autre que la force des bras. Or, il y a beaucoup de vent au Cap Vert, et Octobre, outre ses huit tonnes, a une étrave très haute qui prend le dit vent. Daniel et Duval en ont fait la dure expérience en partant de Dakar, ou soufflait un petit 15 noeuds. Tirer sur la chaîne, passe encore, ils sont costauds, une scène de film de pirates, Daniel rythmait d’un de ces borborygmes dont il a le secret mais qui, peu ou prou, s’approchait du « oh hisse » attendu (« oh hisse la saucisse », aurait sans doute dit Théodore) et Duval tirait derrière. Mais là où ça se corse, c’est quand l’ancre décroche brusquement, et voilà nos gaillards partis les quatre fers en l’air sur le pont, Duval ratant de peu le panneau de la cabine avant, n’aurait plus manqué qu’il descende d’un étage. Bon, la prochaine fois on fermera le panneau, mais cinq noeuds de vent de plus, et on restait à Dakar.
Pas grave, on va s’adapter, peut-être bricoler un mouillage de beau temps si la météo est favorable, ou bien visiter les îles avec d’autres moyens. On a bien pris la pirogue dans les bolongs, on embarquera sur le ferry ici.
Une fois l’ancre sur le pont, ce début de traversée, puisque le Cap Vert n’est qu’une étape, a été parfait et augure bien de la suite. Un vent établi nord-nord-est 15-20 noeuds, une mer assez grosse, qui souvent se range, parfois s’énerve. Bien sûr, il faut vivre avec la gîte, on a déjà deux chutes au compteur, Emmanuel dans le cockpit et Duval de sa couchette et deux coccyx endoloris. Rester constamment sur ses gardes, attendre avant chaque mouvement que la vague passe, sinon c’est le valdingue. C’est en progressant constamment à trois ou quatre pattes, deux jambes et une main, au moins, accrochée au bateau qu’on comprend quelle géniale émancipation, avec la station debout, ont permis Lucy et ses contemporains à l’espèce humaine. Grand merci, Lucy, vraiment.
Vendredi 8 novembre
Pourquoi les poissons volants volent-ils? À la question née lors du festival auquel nous assistons depuis ce matin (il y a certainement un meeting aérien annoncé dans le secteur, allez savoir, nous sommes coupés de toute nouvelle, on ne sait même pas si notre ami Antoine Carpentier a gagné la Jacques Vabre), les réponses ont été diverses. Parce qu’ils ont des nageoires hyper développées qui leur permet, une fois extraits de l’eau, de voler, dit l’un. Indiscutable: ça jaillit de la vague comme un surfeur d’argent , se met au planer pendant quelques secondes, bien une centaine de mètres, puis ça se gaufre lamentablement dans l’eau comme les bébés dans les vidéogags – incroyable de concentrer en si peu de temps autant de grâce et de maladresse.
Parce qu’ils échappent ainsi à un prédateur qui les chasse, dit l’autre, et on imagine immédiatement ce qui se passe sous l’eau et qu’on ne voit pas, mais qu’on a vu aussi à la télé, le méchant thon, dauphin, allez, requin qui surgit des abysses gueule ouverte, et le fragile mais courageux poisson volant qui, d’un coup de rein, échappe au tueur.
Pour le troisième, la question est biaisée, suppose de la rationalité dans l’évolution et quand on en est là, on frise l’animisme et on n’est pas loin des nervures dans l’écorce du melon pour permettre au père de famille cher à Bernardin de Saint-Pierre de partager équitablement le fruit entre tous.
Et pourtant, ils volent, et c’est bien joli tout de même. Dans le genre, mais moins gracieux, on a vu des poissons marcher à Ziguinchor. Ils ont des pattes à la place des nageoires inférieures et marchent sur la berge comme ils nagent dans l’eau. Très laids, ils sont aussi très méchants. Leur nageoire dorsale se hérisse dès qu’approche un de leurs congénères. On ne sait si c’est à cause de la marche ou de la méchanceté que les paléozoologues les considèrent comme nos plus lointains ancêtres.
Jeudi 7 novembre
« Puis un jour on m’a dit go west alors j’ai pédalé
De New-York à Los Angeles sur un vélo volé. »
Cette chanson de David McNeil fait partie du top ten des ritournelles fredonnées à bord, mais aujourd’hui, elle est numéro 1. De l’Ouest enfin, marre de faire du Sud, la chaleur, le vent qui n’est pas là, ou qui tourne tout le temps, et de toutes façons, toujours dans notre dos.
On veut de l’Ouest, nom de Zeus, du travers dans l’alizé nord-est, robuste et constant, et tant pis s’il est trop robuste, on sait faire.
Ça tombe bien, y’en a. On a quitté Dakar avec un petit force 5 nord-nord-est et la météo nous dit que ça sera comme ça jusqu’au Cap Vert. La mer est grosse, une belle houle, le bateau est bien réglé, nous un peu moins et les teints à bord, sous le hâle, varient du blanc au vert.
Le pilote avale la houle sans états d’âme, car nous avons un pilote, puisque nous avons un moteur, et donc de l’électricité, et même du froid dans le frigo. C’était encore une histoire de fièvre et de thermomètre : le calorstat, conçu pour des contrées plus clémentes, et qui gère le système de refroidissement, a rendu l’âme en Casamance, ce qui bloquait le circuit et déclenchait l’alarme de surchauffe. On l’a enlevé, et ça marche très bien comme cela.
Il fait beau, pas trop chaud, on a donné nos derniers francs CFA aux employés du Club de voile qui nous ont bien aidés pendant ces jours difficiles, on a amené les couleurs sénégalaises, on quitte l’Afrique.
On se souviendra de cette semaine au sud pour les galères qu’on a vécues, surtout Francine qui a supporté avec beaucoup de dignité cette initiation assez rugueuse à la croisière hauturière, mais aussi de l’incroyable et lumineuse gentillesse des gens d’ici : parfois, les clichés se vérifient.
Duval est revenu, sacré Duval, puisque te v’là, mais Hervé, qui ne se sentait pas bien sur ce bord, nous a quittés. Il va nous manquer.
Lundi 4 novembre
À force de dire qu’on n’y arrivera pas, à force d’à force, on arrive, et nous voilà de nouveau à Dakar, baie de Hann, ses épaves sous l’eau, sur la plage et au bar du Club de voile. Une sorte de bout du monde à mi chemin, où viennent mourir rêves et bateaux, qui restent là, à l’amarre, demi-tour quatre fois par jour, mais un jour ça ira mieux, on pourra se refaire, repartir.
Ça fait un peu froid dans le dos de voir que d’autres avant nous ont échoué là, mais, avouons-le, c’est un peu pour le plaisir de se faire peur, digérer cette semaine de cauchemar.
Parce que nous, c’est autre chose : donner un bidon d’eau à des gens au large qui sont venus de loin nous le demander, et les voir repartir ravis, pouces levés vers nous, louvoyer dans des troupeaux de cargos à l’ancre, virer juste devant comme un pied de nez à ces pachydermes qui, au large, nous écraseraient sans nous voir, prendre un mouillage à la voile comme jadis, avant qu’on invente les moteurs, suivre à la lettre les indications d’un mail venu du bout du monde et se dire que peut-être (on saura demain) on l’a réparé, ce putain de moteur qui nous a laché au plus dur, organiser un pique-nique au dit bar avec le saucisson de Christiane et le riz qu’une dame nous a gentiment cuit.
Ça, c’est bon pour l’ego. Pour l’âme, voir, au jour levant, ces guirlandes de lumières qui festonnent les navires devenir subitement des formes, comme ces exercices dans les livres des petits, relie d’un trait les points numérotés du dessin, et soudain apparait un porte-conteneurs de 300 mètres de long.
Alors oui, le voyage continue, on ne restera pas au bar du Club de voile de Dakar, agrippés à une Gazelle, cette bière locale, ventrue et mal nommée, à raconter nos exploits passés.
A ce moment précis, Hervé qui se brossait les dents, monte du sous-sol sur la terrasse, ote la brosse de sa bouche, et dit : « Faut pas ressasser ». Et redescend se coucher.Quelques jours pour avitailler et réparer, on se retrouve jeudi.
Dimanche 3 novembre
Ce matin, au lever du jour, Daniel et Hervé étant de quart, comme on dit en latin, une nuée de criquets/sauterelles/grillons/
scarabées, on ne sait comment dire sinon qu’ils sont très gros et très noirs, s’est abattue sur le bateau. Encore un coup de la Casamance.
Les hommes de quart se sont bien battus, rendons hommage à leur courage, Hervé décollant d’une main les insectes de ses vêtements, de ses bras, de ses cheveux même, pendant qu’il barrait de l’autre, Daniel les attrapant pour les jeter par dessus bord, tant il est vite apparu que les écraser était une fausse bonne idée, l’insecte libérant avant de mourir un jus jaune aussi peu ragoûtant qu’abondant.
Quand Emmanuel et Ollé se sont levés, Francine restant cachée au fond de son lit, ablatif absolu voir supra, la bataille était gagnée.
Las, pas la guerre. Quelques heures plus tard, on a voulu prendre des nouvelles de Minnie, la chauve-souris tombée hier dans le cockpit et ouvert le coffre sous le plancher du cockpit où elle avait trouvé refuge. Minnie était partie, ce qui veut dire qu’elle est sortie sous les pieds du barreur pendant la nuit, hypothèse peu agréable, mais tant mieux pour elle.En revanche, à sa place, s’affairaient des dizaines de, disons, grillons. C’est dans ces moments là que les destins s’écrivent. Daniel, qui avait déjà mené la première bataille, s’est révélé, à lui-même comme à nous, comme l’ange exterminateur du grillon, le bug killer ultime. Il a attrapé la vermine à pleines mains, jetant par dessus bord des poignées d’insectes qui, nageant à la surface, tentaient désespérément de rejoindre le bord où ils croyaient avoir trouvé asile. C’était cruel, c’était dantesque, ce fut efficace. Ollé fit ensuite le tour de tous les coffres du bateau, exterminant les rescapés, sans la moindre pitié et au mépris de toutes les conventions internationales. Nous tenons à disposition des studios le scénario de « Les insectes attaquent ».
Nouvelle offensive ce soir, les survivants ont tenté une nouvelle sortie en profitant de l’obscurité, mais Killing Dany ne leur a laissé aucune chance. Fin de l’épisode, mais nous avons repéré un nouveau foyer dans le coffre du gaz, menace dormante pour une suite au box-office.
Pendant ce temps-là, toujours pas de vent. Si peu qu’on a raté l’entrée de jour dans la baie de Hann et ses épaves non signalées, et nous voilà condamnés à passer la nuit en mer devant Dakar, entre cargos et pirogues. Après quatre jours à errer au gré des pannes et des calmes, la nouvelle ne nous a pas fait plaisir. Quatre jours sans moteur, donc sans frigo, à manger ce qui n’avait pas tourné et à jeter le reste, on s’était promis le meilleur restaurant de Dakar ce soir, ce sera pour demain. À moins que d’ici là, pour anticiper le changement climatique, on se mette à cuisiner les grillons.
Samedi 2 novembre
Après notre échappée de Casamance hier sous une jolie brise de soir, on est retombés dans un trou noir. La nuit venue, le vent a refusé catégoriquement. On était déjà loin de tout, loin des loupiotes des pêcheurs et des guirlandes chinoises, multicolores et clignotantes qu’ils emploient ici pour repérer leurs filets. Le ferry est passé sans nous voir, lui aussi éclairé comme un sapin de noël, puis a disparu. La lune s’est levée, croissant horizontal comme un sourire éclairé de citrouille d’Halloween, son reflet fasseyait sur la mer d’encre. Touchante attention de l’artiste, il y avait même des chauves-souris pour compléter le tableau, à voleter autour du mat. C’était beau, on était bien, on ne pouvait rien faire qu’attendre et regarder, et c’est ce qu’on a fait une partie de la nuit.
Le lendemain, on a refait la scène, mais en gore. Dans la journée, une chauve-souris est tombée dans le cockpit, et même si on est accueillants, on se demande quand même où sont les autres. Puis les mouches et moucherons ramenés de Casamance ont commencé à sortir par milliers, et pendant un long calme qui nous a bloqués une partie de l’après-midi, Octobre est devenu la nef des fous : Emmanuel et Daniel ont sombré dans un sommeil comateux, Francine se terrait dans son livre, Hervé parcourait la cabine avec une tapette à mouches, éclatant de rire quand il en tapait une, et Ollé se donnait des grandes claques pour faire tomber les moucherons qui se collaient dans sa sueur pendant qu’il barrait, on a cru qu’on le perdait.
À la fin de la journée, on s’est tous aspergés de seaux d’eau de mer et on a frénétiquement brossé le pont du bateau, rougi par la poussière de Casamance. Ça va mieux maintenant, mais une autre nuit de calme plat nous attend.
Vendredi 1er novembre
La Casamance, le fleuve qu’on ne quitte jamais. Départ tôt, encore, la tête dans le sac, pour être décent. On n’avait pas grand route pour sortir du fleuve, mais voilà, le speedomètre s’est bloqué sur un humiliant 0,00 noeuds. Pas le courant, qui, a commencé à nous ramener vers Ziguinchor. Tous ceux qui ont navigué connaissent ce moment, disons peu valorisant, où on voit pourtant un peu de vent dans les voiles, un peu de sillage derrière la proue, et la côte qui, inexorablement, défile en marche arrière.
Pas de moteur, une seule solution, jeter l’ancre à la côte, et attendre la marée suivante. On mouille donc, disons à cinq cents mètres de notre point de départ, et on se remet à cuire dans nos banettes.
Quatre heures plus tard, le vent frémit, le courant baisse, cette fois-ci on y croit, faut-il que nous soyons bêtes. À peine partis, le vent s’efface. Revient, dans une autre direction, disparaît à nouveau, à vous rendre fou. Près de cinq heures à tirer des bords dérisoires entre les bouées du chenal, sous 40° au thermomètre. On pense à l’Éole farceur des illustrations de Doré, le joufflu rigolard qui malmène Pantagruel et ses équipiers.
On a tenus, bravement, et on est sortis. Et la vie est redevenue belle, le calvaire est devenu fait d’armes. On s’est congratulés d’avoir, enfin, quitté la Casamance, furieuse de nous voir lui échapper, allez, puisqu’aujourd’hui on fait dans les classiques, comme Calypso qui voit fuir Ulysse. Elle nous a envoyé en vengeance une nuée épouvantable d’insectes de tous genres, mouches, moucherons, taons, moustiques, libellules géantes et guèpes carrossées comme des drag-queens, que le vent, soudain revenu à de meilleurs sentiments, cueille délicatement, une par une, sur le bateau et sur nos peaux.
Jeudi 31 octobre
Ziguinchor, la ville qu’on ne quitte jamais. Ce matin, une demi-heure avant le lever du soleil, on est tous debout, on s’en va enfin. On replie la table du carré, vite, vite, on rentre les maillots qui sèchent sur les filières – les bateaux ont parfois l’air de balcons napolitains – on remonte l’annexe, on hisse la grand voile, on envoie du monde devant hisser l’ancre. On n’a plus de guindeau, on sait que ça va être dur, mais on est costauds. Effectivement, ça résiste. Un deuxième équipier pour aider à tirer sur la chaîne, puis un troisième, puis un winch au bout. Coincés. Trop de courant, peut-être. Un coup de moteur pour dégager, même s’il chauffe. Rien. On comprend que la chaîne a croché quelque part. Emmanuel qui, sur les conseils de Duval, a acheté au départ une bouteille et pris quelques cours, sort tout l’attirail et plonge. Étrange moment, on le sait peu aguerri et on le voit disparaître sous l’eau le long de la chaîne. Au rythme de sa respiration, de gros bouillons remontent à la surface, on regarde, on attend. Puis, plus de bulles. Bouffées d’angoisse d’un coup, s’il allait se coincer là sous la chaîne, et nous qui scrutons impuissants l’eau trouble du mouillage.
Borborygmes derrière nous: en fait, il a changé de position, et les bulles remontent de l’autre côté de la coque. Puis un remous, il émerge : la chaîne a dérapé avec la renverse et s’est enroulée autour d’une épave rouillée, juste au dessous de nous, indécrochable.
C’est comme cela qu’on a laissé une ancre à Ziguinchor, avec une bonbonne plastique au bout d’un orin, pour la signaler à qui la veut, et, seule consolation, nul doute qu’elle fera le bonheur d’un de ces pêcheurs qu’on a vus jour et nuit glisser à côté de nous, dans des pirogues taillées dans des troncs de cocotier, avec pour seul armement une pagaie et un filet qu’ils jettent à l’eau d’une main pendant qu’ils rament de l’autre.
Comme ce vieil homme qu’on a croisé à la tombée de la nuit, loin de tout, en rentrant de notre balade de touristes en pirogue. Les coudes posés sur ses genoux, il regardait une bande de cormorans plonger et se goinfrer bruyamment des poissons pris dans ses filets.
Après cela, navigation parfaite sur le fleuve, plus de guindeau, plus d’ancre, un moteur hors service, mais ce pur bonheur d’avancer enfin par notre propre volonté, libérés de nos ennuis de riches et de la détresse des pauvres, avec juste un peu de vent, et la grande dextérité des barreurs.
Relâche dans un village à l’embouchure du fleuve. Quelques instants passés là, chavirés de bonheur à n’y pas croire : on a laissé une de nos ancres à Ziguinchor, et un bout de notre coeur à Carabane.
Mercredi 30 octobre
Aujourd’hui, encore moins qu’hier. Ziguinchor, la ville qu’on ne quitte jamais. Pourtant, on était déterminés, ce matin, on a levé l’ancre de bonne heure, pour effacer la Casamance dans la journée, quitter le fleuve et nos soucis. Puis le moteur nous a de nouveau lâchés, une demi-heure après le départ. Daniel et Emmanuel ont plongé sous le capot, une clé de 12 dans une main, de l’autre le télephone avec Amael, mécanicien marine à Lézardrieux, Côtes d’Armor. Hervé a pris la barre, un moment un peu délicat, ou comment empêcher un 12 mètres sans moteur ni vent de se planter dans la vase du fleuve. La renverse et un peu de vent venus, on est rentrés s’amarrer au même endroit, face au grand hôtel de Ziguinchor, à qui nous apportons une touche yacht club qui n’est pas pour leur déplaîre.
La suite est moins chic, démonter la pompe du circuit secondaire, et pour cela, bien sûr, comme chacun sait, il convient auparavant de démonter la courroie de l’alternateur et vidanger le liquide de refroidissement. Donc, vérifier la pompe, la replacer, puis remonter la courroie, remettre le liquide, lancer le moteur, s’apercevoir que ça fuit, donc, démonter la pompe, et pour cela… Tout l’après-midi, deux sur le moteur, les autres qui cuisent sur le pont.
Alors, ça va comme ça, demain on rentre à Dakar, où on trouvera un mécanicien, et on y rentre à l’ancienne et à l’arrache, sans moteur, et s’il n’y a pas de vent, on godillera, nom de Dieu.
Mardi 29 octobre
Aujourd’hui, rien. On avait quelques petites choses à faire encore à Ziguinchor, de l’eau, du fuel, du frais, faire laver le linge (difficile de décrire ce que cinq jours à plus de 40° sans douche font subir à la garde-robe), dont on s’est débarrassés tôt ce matin. Depuis, on attend que le linge revienne. De toutes façons, on est bloqués ici jusqu’à demain matin, si on veut profiter du courant, du vent et de la – très relative – fraîcheur du matin pour reprendre la route.
Alors on attend, avec une placidité étonnante. On est quand même des sexagénaires assez énervés dans le civil, de façon différente mais avérée, et là, on regarde avec délice passer le temps, comme des petits vieux sur le banc de la place du village. Tout à l’heure, la nuit va tomber, une partie de la chaleur avec elle, on embarquera dans l’annexe pour aller dîner en ville, petite douceur avant quelques jours de mer sous le soleil. À dix heures, on sera de retour au bateau. Avant d’aller se glisser dans nos banettes aux draps délicieusement propres, on restera un peu sur le pont, face à la ville, à écouter les rires des jeunes gens qui se baignent à l’embarcadère, sous le raffut métallique des milliers de cigognes qui vivent ici au sommet des baobabs et claquent du bec à ne plus s’entendre. Sans doute se défoulent-elles avant de revenir prendre leur morne faction cet été sur les cheminées d’Alsace ou de Haute Silésie. Drôle de les voir ici, c’est comme l’hirondelle qu’Ollé a positivement reconnue l’autre jour à Yamatoyène pour celle née cet été dans sa grange à Geffosses.
Un peu plus tard, un chien aboiera, qui déclenchera les hurlements solidaires de tous ses congénères, longtemps. Puis ça s’arrêtera.Finalement, pas de rires de jeunes gens à l’embarcadère, mais une jeune femme, seule, qui nous regarde.
Lundi 28 octobre
Disons-le, la Casamance ne nous est pas favorable. Hier, le moteur. Ce matin, en remontant l’ancre, le guindeau électrique a rendu l’âme. On a vite bricolé une ancre de secours pour venir se poser à Ziguinchor, mais ça nous complique la vie pour la suite. Étaient prévus de beaux mouillages au Cap Vert, mais ça souffle, et remonter à la main l’ancre d’un douze mètres face à des vents forts, ça n’est possible qu’à Popeye et Astérix, et encore, quand ils sont chargés.
Les voiliers, comme les chevaux, sont des bêtes à chagrin. Avec, en sus, les problèmes du coin. Comment être sûr que la pièce commandée en Angleterre nous parviendra? D’abord, où? Il faut avoir vu le club de voile de Dakar, où on retourne après-demain, pour comprendre que l’image d’un livreur UPS débarquant de sa camionnette bizarre, sourire aux lèvres, avec votre nouveau guindeau bute assez vite sur cette question : qui va réceptionner le colis? Ensuite quand? Si un douanier décide de bloquer quinze jours le dit guindeau, quid du déroulement de la croisière, et de tous les équipiers à venir qui ont bloqué leurs vacances et pris leur billet pour Fort-de-France, Miami, New-York, etc. Emmanuel, qui ne dort plus depuis longtemps vient de se reprendre une tranche d’insomnie.
Arrivés à Ziguinchor, on a retrouvé Duval et Christiane, qui visitent le pays par la route. Ils avaient programmé une sortie en pirogue dans les bolongs, ces bras de rivière qui serpentent dans la mangrove et qui nous étaient jusqu’ici interdits : pas assez de cartes, trop de tirant d’eau. On a embarqué. Quand on est sortis du lit principal du fleuve, à mesure que la voie s’étrécissait, elle a commencé à nous prendre. C’est un endroit bizarre pour des marins: la terre n’est pas la terre, juste un entrelac de racines des palétuviers qui y poussent, et l’eau n’est pas la mer mais un miroir ou pointent, de temps à autres, quelques bulles. Tout le monde s’est mis à gamberger. On ne serait pas dans « Délivrance », dit quelqu’un, dès lors on s’attend tous à voir surgir des palétuviers d’hostiles indigènes décidés à nous nuire. Non, c’est plutôt « La 317° section ». Et chacun fait le gros dos en attendant à la prochaine courbe une horde de Viet-congs à demi-immergés mais pleins de haine, portant leur kalachnikov au-dessus de leurs ridicules chapeaux pointus. Quand le pilote de la pirogue nous a dit, en passant au ras des palétuviers, qu’il n’y avait pas de serpents sur les îles et que les crocodiles, chassés par le bruit des moteurs, s’étaient réfugiés au fond des bolongs depuis fatigué, nous avons été très, très déçus, nous qui attendions qu’à tout moment se glissent subrepticement dans l’eau des anacondas géants, ou au moins, des crocos affamés.
Chauffés par les histoires que nous nous racontions, nous sommes arrivés dans un lieu si étrange qu’on ne vous le racontera pas, vous ne nous croiriez pas.
On est rentrés à Ziguinchor dans la chaleur qui tombait enfin, au milieu des pélicans, l’air furieux d’être aussi laids, des flamands roses marchant d’un grave pas, et d’un grave sourcil, balançant tous leur cou, répondant de la tête, tandis qu’au milieu du fleuve les dauphins venaient lascivement souffler tout près du plat-bord de la pirogue : profite…profite…. Ça n’a pas réparé le guindeau, ça, non, mais ça nous a fait du bien.
Dimanche 27 octobre
On a passé la nuit devant un campement, des villageois qui installent des cabanes sur pilotis pendant la saison de pêche. À marée haute, c’est-à-dire pendant six heures, deux fois par jour, ils vivent les pieds dans l’eau. On les voyait s’activer dans l’ombre, d’une cabane à l’autre, et, du bord, on entendait le floc-floc de leurs pas dans la nuit.
On a repris la remontée du fleuve ce matin, une chaleur comme jamais, 45°. Zéro vent, pas d’ombre sur le pont, on en est réduits à se cacher derrière le mât ou les focs enroulés. On avance au moteur.
L’après-midi, il nous a lâché, surchauffe, et on est restés désemparés, à la dérive, au milieu de ce fleuve gigantesque. Cette fois-ci, ce sont les équipages des pirogues qui nous croisaient en partant au large qui nous ont plaints.
Juste retour des choses, à chacun ses soucis, etc.? Pas vraiment. On va mouiller pour faire refroidir et demain, on fera contrôler le moteur à Ziguinchor, mais la marée continuera à envahir les cabanes des pêcheurs. Deux fois par jour.
D’ailleurs, pour mieux vous donner la mesure de notre détresse: ce midi, on a mouillé pour déjeuner, et des dauphins sont venus se baigner avec nous.
Samedi 26 octobre
On est partis de France avec une certitude : quelle que soit notre destination, elle est solidement renseignée, on sait où on va. AIS, GPS, météo satellite, deux tablettes avec des fichiers différents, cartes papier en cas de défaillance, relevés de blogs de ceux qui sont passés avant, photos satellite, rien ne peut nous arriver.
Ce matin, après une morne nuit au zonzon, on est arrivés à l’entrée de la Casamance. C’est compliqué ici, il y a des bancs de sable partout, on passe de 100 à 2 mètres en quelques encablures. Et c’est là que ça a commencé à merder.
D’abord, la bouée d’entrée de la passe donnée sur la carte n’est pas là. Normal, dit Emmanuel, elle est notée variable sur la carte. Bon, on cherche, on trouve l’entrée, plus au sud que prévu, mais puisque c’est variable, varions-donc, allons-y.
On a les yeux sur le sondeur. Ce qu’il nous dit ne correspond pas, mais pas du tout, aux cartes. Mais on trouve un chemin, magnifiquement balisé, bouées rouge-cylindre-bâbord, vert-cône-tribord, face à face, numérotées, paires les bâbord, impaires les tribord, un autoroute maritime, manquent juste les stations-service et les aires de repos. Rien sur les cartes, mais on nous a dit à Dakar que c’est le chemin du ferry Saint-Louis – Dakar – Ziguinchor. Il y a là un choix politique : suivre les cartes du SHOM, dépositaires des glorieux relevés hydrographiques de la Royale depuis le 17ème siècle, et respectées comme la Bible par tous les marins de la planète, ou faire confiance au balisage sénégalais? Le bord étant constitué d’anticolonialistes convaincus, bien qu’un peu échaudés ces derniers jours par l’expérience, décision a été prise de suivre l’autoroute, et bien nous en a pris, il nous a posés comme une fleur à Yamatoyène, où l’armée sénégalaise, en la personne d’un adjudant en zodiac, est venue nous contrôler.
Ne restez pas ici, allez donc relâcher à Carabane , c’est plus sympa, il y a des bâtiments, ils ont des djembés.
On a fait comme il a dit et ça ne s’est pas bien passé. Le sous-sol lisait la carte, « tu as 9 mètres sous toi », « Tu rigoles, disait le barreur en terrasse, on n’a que deux mètres au sondeur, on va se planter ». Au bout d’une heure à tourner en rond à se faire peur, on a balancé les cartes du SHOM, et, merde pour la Royale, on a repris l’autoroute de la marine sénégalaise. Les convictions ont parfois du bon.
Vendredi 25 octobre
Hier soir, grand show du soleil, qui devait se sentir ignoré par ce journal. Non sans raison, d’ailleurs. Il y a des moments sous ces climats où nos relations sont difficiles. Mais hier soir, chapeau bas, la mise en scène était parfaite. Un tanker tous feux allumés au premier plan, pour donner l’échelle, et derrière, voilà que je te tartine du jaune, de l’orange, du mauve, du bleu, avec un mauvais goût sublime, des couleurs virées de carte postale oubliée dans la vitrine du bureau de tabac de Plouézec.
Et puis, brusquement, nuit noire. On avance à tâtons, et soudain, à cinq mètres du bord, une ligne de bouées jaunes, très rapprochées. On sort une torche, on fouille la nuit, la ligne se prolonge très loin devant nous, et au bout là-bas, une pirogue. On est au près, donc pas manoeuvrant, on lance le moteur pour lofer. Ça va. Il ne faut pas passer dessus, évidemment, c’est le gagne-pain des pêcheurs qu’on entend s’interpeller dans le noir, et si par malheur on le faisait, on emporterait dans les deux quilles d’Octobre un kilomètre de filets.
On longe lentement la ligne, jusqu’à la pirogue. « Y’a quelqu’un? », nous apostrophe, rigolard, un des pêcheurs, mais on sent qu’on les a inquiétés un moment.
Nous aussi. On reste tendus, on fouille l’eau noire avec le faisceau de la lampe qu’éponge l’obscurité. Une autre bouée scintille, on suit encore la ligne, c’est moins long cette fois, et toujours la pirogue au bout, trois-quatre types, comment font-ils pour relever à la main ces centaines de mètres de filets, qu’on leur souhaite plein de poissons?
D’autres petites lumières dansent devant. Est-ce qu’on va passer la nuit comme cela, à craindre à tout moment de se faire arrêter en plein vol comme un papillon dans une toile d’araignée? Et une fois pris, qu’est-ce qu’on fera? Qui va plonger pour libérer les quilles?
Non, les lucioles s’égaient, puis disparaissent, la fin de la nuit sera tranquille. C’est sans doute cela qu’on aime, passer en quelques instants de la sérénité à l’angoisse . Et retour, heureusement.
Jeudi 24 octobre
On a récupéré cet après-midi Francine et Hervé. Ils ont à peine eu le temps de ranger leurs affaires dans les équipets qu’on remontait l’annexe et hissait la grand voile, cap au large. On avait un tout petit créneau pour partir de jour de Dakar et arriver samedi matin à l’embouchure de la Casamance. Et puis, c’est bien beau de survivre dans les ruines de l’Empire, mais on a eu notre lot d’heures d’embouteillages entassés dans des taxis-épaves.
Sur l’interminable ruban de ville qui va du Cap vert à Rufisque, un nuage jaune sale, vent de sable ou pollution, qui ferait taire nos regrets si nous en avions.
Ici, on est bien, un tout petit vent de près qu’Hervé tripote avec gourmandise, un demi-quart de winch à l’écoute de génois, un petit degré de moins au pilote, et le bateau glougloute d’aise.
Il fait doux, le soleil se couche, on vient de croiser dans l’autre sens les cargos qui attendent toujours d’entrer au port, et ces dizaines de chalutiers chinois à l’ancre dont personne ne comprend ce qu’ils font là. Il y a Gorée sous le soleil, d’où émergent deux immenses palmiers, en realité des relais téléphoniques maquillés.
Devant nous la Casamance, la nuit va être belle, mais il faudra surveiller les pirogues des pêcheurs qui s’avancent très loin en mer sans radio ni lumière.
Mercredi 23 octobre
Il y a des endroits, c’est rare, qui sont comme on croyait. Comme Venise ou New-York, Dakar confirme toutes les images qu’on en avait avant d’arriver, et, même, en rajoute.
Ainsi, le Club de voile de Dakar est parfaitement déglingué, mais c’est le seul endroit où l’on peut faire relâche. En faire la description amènerait à comparer un passé supposé glorieux avec la misère délétère et effroyable d’aujourd’hui, et on n’en a pas envie.
La Casamance, c’est pour demain. Ou après-demain : on est en Afrique, n’est-ce-pas?
Vendredi 18 octobre
Il y avait de l’émotion à bord, ce matin, quand on a commencé à chercher la pointe des Almadies dans l’étai. Pour presque tous, sauf Emmanuel, qui était, pour une fois, de première fois, ce n’était pas rien de revenir à Dakar par la mer. On avait souvent, huit heures après Roissy, débarqué brutalement à Léopold Sedar Senghor, mais là, arriver lentement, très lentement, même, et par la mer!
Quand on a doublé l’ile aux Madeleines, ou au Serpents, les cartes donnent les deux noms, le présent a rebattu le passé, comme on demande un nouveau jeu au croupier. Devant Gorée, la petite porte d’où sont sortis des dizaines de millers d’esclaves, fers aux pieds pendant des siècles, est toujours là. Et l’escalier de pierre qui descend aux chaloupes qui les menaient aux navires de la traite qui mouillaient là.
Il n’y a plus de négriers à Gorée, mais des dizaines de cargos qui ruminent à l’ancre, attendant patiemment qu’on les laisse entrer au port se soulager de leur cargaison. Certains attendent depuis si longtemps qu’ils sont morts, mais de nouvelles populations colonisent leur dépouille et font sécher leur linge aux vergues distendues. Entre les épaves se faufilent les pirogues, pêcheurs ou passeurs qui font traverser les travailleurs de Rufisque à Plateau. Sous l’étrave, des sacs plastique et, étrangement, beaucoup d’emballages de bonbons. On avance gentiment, de nouveaux immeubles partout, on s’échine à reconnaître à la côte le Dakar d’avant.On mouille ce soir dans la baie d’Hann, Duval vient de nous raconter que son premier Dakar, c’était la première fois qu’il prenait l’avion. Il nous quitte demain, à la recherche avec sa Christiane de ses amis d’antan, mais il reviendra dans quinze jours pour le grand go west. On attend Francine et Hervé. Ce qui était ne sera plus, ce sera autre chose.
Rendez-vous mercredi, pour le départ vers la Casamance.
Jeudi 17 octobre
« On a tapé le First d’au moins six heures », dit Ollé triomphant en remontant de la tablette à cartes.
Un peu d’explications. Quand on a installé le logiciel de routage sur la tablette, est apparue sur l’écran, superposée au petit bateau figurant notre position, une autre icône, qui montre la route proposée par le logiciel. Il a fallu la programmer, et faute de connaître les performances d’Octobre, on appelle cela joliment une polaire, on a laissé les données d’un First 31, un bateau plus petit, proposées par défaut.
Nos routes ont vite divergé : le bateau virtuel est en course, nous sommes en croisière, et il y a des choix qu’on ne fait pas : le pur vent arrière, le spi la nuit… Et disons les choses : le First nous est passé devant pendant une bonne partie de la traversée.
Daniel et Emmanuel ont un peu grincé, normal, ils ont grandi dans des bateaux, et se sont frottés à des concurrents de rencontre sur toutes les mers du globe. Quant à Duval et Ollé, ils n’en reviennent déjà pas d’être au milieu de l’Atlantique, alors la compétition et qui plus est sur console! Mais il faut le reconnaître, il était agaçant, ce petit First prétentieux, droit sur le cap et sous spi jour et nuit, alors que nous tirions de longs bords de grand largue. D’où le plaisir général ce matin, quand on lui a mis six heures dans la vue. Bon, c’était une erreur, la tablette avait été réinitialisée accidentellement dans la nuit.
En revanche, ce qu’on a vu et bien vu, c’est la cathédrale de Rouen émerger de la brume au soleil levant. Une plateforme de forage au large de Nouakchott, du pur Monet. Là, il la ramène moins le petit First avec ses pauvres pixels.
Demain matin, Dakar. Il est temps, il semblerait.
Mercredi 16 octobre
Il faudra se souvenir aussi de ces moments là. Être englué, moite de sueur, dans son duvet poisseux au moment crucial où le capitaine de l’équipe de France refuse de gagner le match de cette façon et envoie délibérément le ballon du penalty dans les tribunes. Alors on viendra vous taper sur l’épaule, d’un air gêné, pour vous dire que c’est votre tour, et qu’il pleut. Il faudra se lever, enfiler sur le tee-shirt humide que vous n’avez pas quitté depuis une semaine une tenue parfaitement imperméable, puis le harnais de sécurité qui préserve votre vie en cas de pépin, mais franchement, à ce stade, à quoi bon? Puis monter sur le pont sous un méchant crachin tiède pour constater qu’il n’y a toujours pas de vent, que vous allez rester planté pendant quatre heures de votre nuit à regarder le pilote barrer un bateau qui se traîne à 3,7 noeuds, soit la vitesse de la marche, et vous dire que c’est comme si vous deviez re joindre Dakar, qui est encore à 400 kilomètres, à pied sous la pluie.
Là, il faudra puiser au plus profond de soi-même pour trouver ne serait-ce qu’une bonne raison d’être ici, se répéter en boucle, comme un mantra, qu’on a choisi, qu’on était volontaire, se rappeler combien on était enthousiaste, même, quand Emmanuel (qu’il soit maudit jusqu’à la fin des temps, et vous avec) vous avait proposé ce projet.
Ou bien il y a la méthode Daniel, et se dire que ce serait vraiment le moment de se rafraîchir la mémoire sur le fonctionnement du FITH, soit le front intertropical humide. L’homme est une merveilleuse machine.
Les dauphins aussi, pas vrai, Anna et Noé?
Mardi 15 octobre
Aujourd’hui, un oiseau s’est posé sur le pont. Pas une mouette ou un albatros, vaste oiseau des mers, plutôt un oiseau des champs, moineau ou passereau. Va savoir ce qu’il faisait là, épuisé, à des dizaines de milles de toute terre : nous sommes au large de la Mauritanie, plus précisément du banc d’Arguin, où, dit-on, sombra La Méduse.
On était contents de le voir, c’est notre côté arche de Noé. Nous avons ainsi hébergé dans l’échelle de coupée une araignée embarquée en Bretagne qui nous obligeait à quelques contorsions pour remonter de la baignade. Elle est, hélas, partie avec la houle.
Nos hôtes les plus fréquents sont toutefois des papillons qui tourbillonnent quelques heures autour du bateau, s’accrochent parfois aux écoutes, pour finalement se faire enlever par un coup de vent vers une fin certaine. Chaque fois, ça nous fend le coeur, mais, bon, notre commisération pour les insectes est très choisie et ne s’applique pas, par exemple, aux moustiques montés aux Canaries.
On a essayé d’expliquer au passereau qu’il fallait qu’il reste avec nous, qu’il avait dû être inconsidérément déporté par le coup de vent qui balayait hier le banc d’Arguin, mais cet entêté a préféré s’envoler, qui plus est plein ouest, et à cette heure, il est probablement mort. « Triste », twitterait Trump.
Lundi 14 octobre
Cette nuit, la lune. Pleine, fardée comme une vieille coquette qui veut cacher ses joues creuses. Pleine et seule, dans un ciel sans nuages, dans une mer où, pour une raison inconnue, les bateaux que nous croisons n’apparaissent plus sur notre AIS. À moins que la pleine lune n’appelle le vaisseau-fantôme? Seule, comme un point sans son i. Non, la lune comme un point sur Ollé, décrète Daniel qui a pris cet alignement pour tenir son cap.
Le jour venu, il est moche. Vraiment pas la peine de passer le Tropique pour ce temps sale et triste. La lune couchée, les bateaux sont revenus sur l’écran. Certains passent assez près pour qu’on les détaille, monstres impassibles qui descendent la côte africaine. Pétroliers parfois, le plus souvent porte-conteneurs, ou encore des architectures complexes de grues et de palans dont on essaie, au passage, de deviner l’usage. Aucune trace de présence humaine, mais on se dit qu’à bord, il y a des marins qui sont contents, comme nous, de croiser une présence.
Maintenant, il pleut, première pluie depuis Lézardrieux. Un comble, non? Bienvenue quand même à Raphaël, qui vient de naître à terre.
Dimanche 13 octobre
Nous sommes sous les tropiques, et cela n’a pas été sans mal. Non pas à cause de la navigation, qui se plaindrait d’une douce nuit sous la lune, d’un jour paisible sous spi, au pilote s’il vous plaît. Non, c’est le Tropique lui-même qui nous a fait faux bond. Quand cette nuit on s’est aperçus qu’on allait le franchir, on s’est dit qu’on allait sacrifier au rituel d’antan du passage de la ligne. Bon, avec nos moyens : on ne passera pas l’Équateur, va pour le Tropique, et pour le champagne, ce sera du pastis. Mais dans les règles, c’est à dire au moment exact du franchissement. Et c’est là que ça se complique : c’est où le Tropique? On plonge dans toutes nos cartes marines, pas de Tropique. Dans nos bibles respectives, « La voile pour les nuls » ou « Le cours des Glénans », rien non plus. Le Tropique, c’est bon pour les agences de voyage, pour Philippe Lavil ou Gilbert Montagné, pourtant des autorités en matière maritime , mais les navigateurs, eux, s’en contrefichent.
Il a fallu envoyer Adrienne sur Internet à Paris pour avoir la mesure. Alors, sachez-le pour une prochaine fois, le Tropique du Cancer se situe par 23°26.13′ Nord. Et n’oubliez pas le champagne.
Samedi 12 octobre
Le départ du bord de Dominique ne nous a pas porté chance. Cette nuit, pendant leur quart, Emmanuel et Duval ont été victimes d’une agression aussi violente que concertée. C’est d’abord Duval qui a été attaqué par un poisson qui non seulement a croqué la queue de son plus beau leurre en évitant soigneusement l’hameçon, mais a provoqué un emmêlage des lignes qu’il a passé la nuit à défaire, avec l’aide de Daniel. Puis c’est Emmanuel qui s’est pris un poisson volant en pleine tronche. A noter qu’il avait déjà victime d’une intrusion dans sa cabine au large de l’Espagne. Il avoue par ailleurs une mésaventure semblable en Bretagne il y a quelques années, sans expliquer toutefois cet attrait singulier pour sa personne.
Surmontant leur traumatisme, les deux victimes ont décliné l’offre d’ouverture d’une cellule de soutien psychologique.
Leur moral a d’ailleurs remonté dans la matinée : la drisse réparée au Canaries et les réas idoines installés en tête de mat, on s’est offert une belle journée sous spi. On ne peut pas être toujours malheureux.
Vendredi 11 Octobre
Bon, les Canaries, c’est bien, mieux que ce qu’on attendait, il suffit chaque fois de s’éloigner de l’univers concentrationnaire des côtes pour voir de bien belles choses. Mais tout de même, on est bien contents de repartir pour une semaine de large.
D’autant que la navigation à venir s’annonce savamment graduée. D’abord, pas de vent, histoire de se réamariner en douceur, puis ça devrait forcir régulièrement, jusqu’à une dépression qui nous attend au nord-ouest du Cap Vert en milieu de semaine.
Pour l’instant, on est dans un tableau du Lorrain, une tendre poussière de soleil qui décline, une mer plate en miroir, des voiles qui frémissent à peine aux quelques pauvres noeuds de vent qui les gonflent, et même un trait de lumière sur la marina qui s’éloigne. Ici tout est ordre et beauté, luxe, calme et volupté. À ceci près que nous n’avons guère le profil d’odaliques languides, mais on ne peut tout avoir.
Scoop : le monstre qui nous guettait dans les brumes au large du Portugal s’est échoué à Tenerife.
Mardi 8 octobre
Très belle traversée hier, vent promis vent dû, on a filé de Gran Canaria à Tenerife. L’arrivée a été moins tranquille. Le vent forcissant, un tour de piste dans le premier mouillage envisagé nous a vite convaincus qu’on allait se faire tabasser toute la nuit. Demi-tour, on rehisse, on repart. Deuxième mouillage, à l’abri d’une pointe, et là, une mer plate mais un vent!, un vent qui hurle comme dans les films d’alpinisme. On mouille toutefois, mais il est décidé de fouiller le manuel du GPS pour mettre une alarme en cas de dérapage de l’ancre. Nous voilà rassurés, on passe une nuit sereine. Au départ ce matin, on a oublié de la débrancher, mais elle n’a pas sonné quand on a bougé. Toujours l’histoire de la fièvre et du thermomètre: si vous ne voulez pas être malade, prenez-en un qui ne fonctionne pas.
Aujourd’hui, bricolage à bord, on est remontés dans le mât, the place to be aux Canaries. Trois jours de tourisme, à vendredi donc.
Lundi 7 octobre
On quitte Gran Canaria à l’aube et on longe la côte, falaises déchirées de barrancos qui, dans les incertitudes de l’aube, prennent forme tantôt de paisibles molosses affalés sur le sol, tantôt de monstrueux sauriens guettant leur proie à fleur d’eau.
Incertitudes sémantiques aussi : un barranco, c’est un ravin, une ravine, une valleuse, un ria, un aber?
En tous cas, patauds ou crocos, ils regardent vers l’ouest, comme nous qui guettons le vent que nous masque la dernière pointe de l’ile.
Quand il viendra, car il viendra, c’est inscrit sur les cartes, on arrêtera le moteur et un soupir d’aise secouera l’équipage, comme dans les classes de notre enfance, quand l’instit allumait la lumière à la tombée du jour.
Dans le silence retrouvé, on déroulera le génois, on choquera la grand-voile et on tirera bon plein vers Tenerife.
Dimanche 6 Octobre
Des bateaux, on en a vu beaucoup, mais ils n’ont pas tous valu le coup.
A tout seigneur : il y a à Las Palmas, où il a, dit-on, fait escale à chacun de ses voyages, un petit musée Colomb. Dans la première salle est reconstitué grandeur réelle le pont de la Santa Maria, du mat d’artimon au chateau arrière, et c’est minuscule ! Ces gens ont traversé l’Atlantique entassés à plus de trente sur le pont d’un fer à repasser d’à peine 20 mètres de long. Au contraire, dans le port de Pasito Blanco, il y a d’invraisemblables yachts de pêche, d’une longueur comparable, avec à l’arrière, un seul fauteuil, pour que le propriétaire taquine l’espadon. Enfin aujourd’hui, au mouillage de Puerto de Mogan, en pleine zone de défonce de masse, on a vu passer et repasser devant nous, longeant la côte, techno à donf, un catamaran géant ou se trémoussaient 200 personnes.Non, le bon nombre, décidément, c’est quatre ou cinq.
Jeudi 3 octobre
Hier soir, on est vite partis de Morro Jable, l’eau baissait et on n’avait guère envie de se poser là. On s’est réinstallés avec gourmandise dans nos habitudes nocturnes. De plus, Emmanuel a mis à poste les balises rapportées par Dominique, un appareil grand comme un allume gaz, qui se glisse dans le gilet de sauvetage et se déclenche quand un équipier tombe à l’eau, localise le pauvre hère sur le cadran du GPS, appelle les secours et prévient la famille. Ça donnerait presqu’envie de se foutre à la baille pour voir si ça se passe comme ils disent dans la notice.
Belle nuit, beaucoup de vent, notre étape la plus rapide, Octobre qui filait joyeusement vers Gran Canaria. Las, en bateau, cela ne va jamais comme il faut: il a fallu rentrer de la toile et ralentir le bateau… pour attendre le matin et l’ouverture du bureau de la marina de Pasito Blanco.
Deux jours de visite, on se retrouve dimanche.
Mercredi 2 octobre
Petite étape aujourd’hui, destinée à effacer la côte sud de Fuerteventura avant le grand saut vers Gran Canaria. On a graissé la barre, elle ne grince plus. Débat à bord: avons-nous cassé le thermomètre pour faire baisser la fièvre, ou réduit l’usure en lubrifiant le frottement? Seul l’avenir le dira, dirait un éditorialiste.
Arrivée dans le port de Morro Jable. Les instructions nautiques avaient prévenu : le fond est pourri, il faut oringuer l’ancre pour la récupérer si elle croche dans les câbles ou détritus du fond. Le dessus est pourri aussi : un projet de marina à l’abandon au fond d’un port sans vie. La radio du port ne répond pas. À quai, deux gigantesques ferries dont personne ne descend. Et dans ce désert post-apocalyptique, une raie géante soudain plane sous la coque, comme si la nature avait repris possession des lieux.
En fin d’après-midi, des familles viennent se baigner dans les enrochements du port. C’est rassurant.
Mardi 1er octobre
Hier après-midi, départ de Lanzarote où Dominique nous avait rejoints samedi, une navigation paisible de quelques heures pour aller mouiller devant une charmante crique abritée de l’alizé par le cap du Papagayo. Il se trouve que c’était une plage de nudistes, mais les deux cent mètres de sécurité du mouillage ont valu pour distance de discrétion et il n’y eut pas de protestation chez les tounus.
Premier bain, délicieux, cherchez l’indice sur la photo : la mer est redevenue une amie.
Ce matin, départ à l’aube, beaucoup moins fusionnel, pour rejoindre Fuerteventura, que nous avons longée toute la journée pour venir mouiller au sud. Pas beaucoup de vent, un peu d’ennui, que l’on trompe en essayant d’apprivoiser la côte qui défile. C’est une prison qu’on voit par le travers? Mais non, c’est un complexe touristique. On se met d’accord sur une caserne. Confusion qui par parenthèse, en dit long sur l’aménagement de cette île, triste désert ponctué ça et là de béton à touristes. Escale ce soir à Las Playitas, des maisons qui dégringolent dans la mer, comme une ruée de gosses qui cavalent vers le bain.
On serait bien, s’il n’y avait cette barre qui grince de plus en plus, et nous fait craindre une mise en cale sèche à Las Palmas pour réparer.
Vendredi 27 septembre
Canaries, terre de contraste, dirons-nous. Hier soir, arrivée de nuit parfaite dans un mouillage au nord du port d’Arrecife. Ceux qui ont connu les engueulades autour des relevés à terre par minimorin apprécieront, on est entrés dans un trou de souris au GPS et au sondeur, sans la moindre difficulté.
Au sud de l’épave, disaient les instructions nautiques. Au matin, l’épave était moins romantique. Pas sûr d’ailleurs, un paysage entre poétique des ruines et style industriel.
La nuit passée, on est rentrés dans la marina, magnifique, du Frank Lloyd Wright pour bateaux de plaisance. Mais ce soir, nous sommes au pied de la scène éphémère du fameux festival de musique pourrie d’Arrecife, qui attire chaque année les plus mauvais musiciens de la planète. La nuit va être chaude, assurément.
La frayeur du jour : on a envoyé Emmanuel en tête de mât, pour comprendre pourquoi la drisse de spi a explosé en mer.
Trois jours d’escale, on ne va pas vous raconter nos impressions de touristes, ce journal s’interrompt, on reprend contact mardi prochain.
Jeudi 26 septembre
C’est un rocher honnête que ce Roque de l’Este, qui consciencieusement annonce au marin l’imminence des Canaries. il est sorti de la brume dans une flaque de soleil, les deux pics d’une même montagne poussée là sous la mer. Pourtant on s’inquiétait, la tablette nous disait qu’il était devant nous, à une heure de navigation, mais rien.
D’autres signes de terre l’avaient précédé. On avait revu des oiseaux. Des dauphins aussi, disparus depuis une semaine, qui étaient passés sous la coque, prenant à peine le temps de nous saluer, sans doute une chasse un peu plus loin.
C’est étrange, on attend pendant deux ans de prendre la mer, et après une semaine de large on s’impatiente de revoir la terre. C’est vrai qu’on s’est fait un peu chahuter ces derniers jours, la nuit dernière encore, des rafales à 35 noeuds et un bateau presque nu, pas de voile avant et trois ris, à courir piteusement devant le vent qui gronde et les vagues qui le roulent comme de la pâte à beignet.
Aujourd’hui, récréation, on a pu rebrancher le pilote, trop faiblard pour le gros temps. Pour la douche, ça ne sera pas encore ce soir. On arrivera en pleine nuit à Lanzarote, pas question de prendre le chenal de la marina sans visibilité. On a hésité, ralentir, passer la nuit à la cape, mais il y a l’appel de la terre, alors ce sera un mouillage à la pile électrique à l’entrée du port.
Ce soir, nos opérateurs vont nous souhaiter la bienvenue aux Canaries, notre forfait restera valable, et à l’idée de voir nos fils d’actus déborder de nécrologies, hommages, récits, souvenirs, réserves critiques et autres contributions indispensables à la mort du vieux président, on ferait presque demi-tour, comme jadis Moitessier.
Mercredi 25 septembre
On a fait comme on a dit, et ce fut une belle nuit, rapide sur l’eau, longue dans les têtes : le bateau grand largue avec une grosse houle qui vous envoie à dache toutes les dix vagues, et encore, si c’était régulier, du vent 20/25 noeuds avec de belles rafales, pas plus régulières, le grand jeu. C’était toutefois plus impressionnant dehors que dedans : les sifflements glaçants du vent, les claquements sourds de la trinquette qui se regonfle, on n’était pas fiers en montant au quart.
Alors, une fois dehors on se soutient, on se demande si ça va, un peu d’eau chaude, ou ça ne serait pas l’heure de la brioche. On a deux genres à bord, Emmanuel et Duval qui font la conversation, Daniel et Ollé qui sont plutôt taiseux. Mais dans les deux genres, on est bien contents d’être à deux dans le cockpit.
Demain, on sera en vue de Lanzarote, arrivée au port d’Arrecife dans la nuit.
Mardi 24 septembre
Ça faisait trois jours qu’on regardait cette zone de gros vent au large d’Essaouira se dilater ou se contracter comme un poisson lune au gré des animations satellite. On espérait qu’elle aurait la politesse de repasser à l’orange avant qu’on s’y pointe, mais le réel est têtu, c’est là son moindre défaut. On a donc fini par décider de la frôler façon toréador, à la Bernard Blier. On y est depuis cette nuit, et ça va continuer ce soir. Le bateau est impeccable, on va bien, on va vite. Un challenge à notre taille : comment réussir à servir le pastis en terrasse sans se vautrer dans le tangage.
Dans le genre défi, Emmanuel a trouvé un poisson dans son lit en descendant de son quart cette nuit. Par quel miracle le poisson volant a-t-il pu tomber dans le minuscule panneau de sa cabine? Le probabiliste qu’il a été a refusé de se prononcer.
Lundi 23 septembre
Pour la première fois depuis notre départ, il ne se passe rien, et c’est délicieux. On est entre Europe et Afrique, à 200 milles au large de Casablanca, sur la plaine abyssale de la Seine (vengeance onomastique d’un océanographe parisien en mal du pays? Traduction francisée d’un nom local?) Le bateau va comme il doit, un vent établi, nos ennuis électriques sont derrière nous, même la liaison satellite fonctionne. « De Lisbonne à Freetown » : notre route rapportée sur la carte à petite échelle, donc très vaste, est dérisoire, quelques centimètres pour une journée de route.
C’est bien pour cela qu’on est sur cet engin qui va moins vite qu’un vélo et rarement tout droit. Pour y retrouver, à nos degrés divers d’expérience, ce temps de la croisière, tellement allongé que ce n’est plus du temps, mais des centimètres.
Cette nuit, demain et probablement toute la semaine, ce sera pareil, c’est écrit sur la carte et dans les fichiers météo. Un seul petit souci dans ce bonheur paisible : qu’est-ce qu’on va vous dire demain?
Dimanche 22 septembre
Nuit de rêve hier, un vent de travers dix-quinze noeuds constant, nos premières étoiles, la houle qui déroule, une crête, un creux, une crête. Le bateau est gentiment posé sur son bouchain et réagit à la moindre pesée des doigts sur la barre. Moment extraordinaire où l’équilibre annule la gravité, » le bateau glisse », écrit Emmanuel dans le livre de bord. Plus de frottement, plus de poids, plus de conflit, un vaisseau glisse sur l’eau noire et c’est le barreur qui le mène. On est le roi du monde et on pense que c’est pour toujours, qu’on volera toute la nuit. Alors, en confiance, sûr de soi, on en vient à penser aux gens qu’on aime, à regarder la lune monter des meringues avec les nuages, et la mer vous balance une petite vague bien salingue qui vous plante au fond du creux, la grand-voile pendante et le genoa qui se gondole de rire.
Journée magnifique aussi, ça sent le sud, on a ressorti les shorts. Duval a encore pêché un beau poisson, on refait nos Bombard : on l’achève d’un coup de couteau dans l’occiput, on tranche la tête, on lève les filets. Mais tout de suite, une question : on ne sait pas ce que c’est, est-ce qu’on va le manger? Est-ce que tous les poissons sont comestibles? Si seulement on avait Internet pour nous dire…
Samedi 21 septembre
18 heures. On quitte la marina de Cascais, direction Lanzarote, 613 milles à courir, au mieux cinq jours de mer.
On a quitté le ponton à 14h pour mouiller dans la baie : les marinas, c’est comme les hôtels, on vous compte une nuit supplémentaire si on dépasse l’heure du check-out. Selon Daniel, c’est pour leur laisser le temps de faire la chambre.
On s’est fait tremper toute la journée, ambiance caravane sous la pluie, moins les enfants qui s’ennuient, mais la météo promettait que ça s’arrangerait à 18h, et, bonne fille, elle a tenu parole. Il fait beau, le vent souffle et la mer est facile.
Vendredi 20 septembre
Aujourd’hui rien à raconter, on s’est promenés dans Lisbonne, comme des milliers d’autres Français, à entendre ce qui se parlait dans les rues. Samedi c’est Canaries, au moins le départ.
Jeudi 19 septembre
En mer, ça bouge sans arrêt. On croit que c’est une histoire d’espace, le plancher des vaches qui se dérobe, mais non, c’est le temps qui bouge tout le temps. Hier soir, après une triste journée sans vent s’annonçait une nuit morne au moteur. Et sont arrivés les dauphins. Rien ne les obligeait, mais nous étions sur leur route, et par atavisme, politesse ou curiosité, ils nous ont fait un brin de conduite. On était penchés sur les filières, à les regarder surgir du fond, l’éclair blanc du ventre juste avant l’émergence de l’aileron noir, puis le jet de vapeur de l’air qu’ils expulsent, comme un bus qui redémarre. Ce n’était pas grand chose, des dauphins on en voit tous les jours, mais ça a tout changé. Surtout quand, la nuit tombée, ils ont continué à danser autour du bateau, dans une phosphorescence de poupée Barbie. Alors on a été heureux, et la nuit est passée comme une fête.
Même chose cet après-midi, on s’ennuyait ferme, mais on a touché un peu de vent et envoyé le spi, deux heures miraculeuses à voler, dans le murmure de la toile qui crissait comme des bas de soie.
Arrivée à Lisbonne. Dans deux jours, cap sur les Canaries. Il fera chaud, il y aura du vent.
Mercredi 18 septembre
Une nuit entière dans la brume, l’impression d’être dans un bocal opaque à peine plus grand que le bateau. La radio signale des pêcheurs partout, on entend parfois un moteur, mais on ne voit rien. Un de ces moments où on croit voir tout ce qu’on craint, au mieux un cargo aveugle qui surgirait de la brume, au pire un léviathan melvilloïde (ou spielbergien) animé des pires intentions à notre égard. Incroyable : même calé entre le GPS, l’AIS, la carte sur l’ipad et bardé de rationnalité, on ne peut s’empêcher d’avoir cinq ans. Délicieux aussi, mais après coup, quand le jour se lève. D’ailleurs, on s’est tous jetés sur la brioche et les confitures au petit matin.
Et puis, rien, comme aurait écrit Louis XVI le jour du 14 juillet 1789. Pas de vent, pas de mer, pas de visibilité, pas le moral. Une longue et triste journée au moteur. On est passés comme ça au large de Porto, Aveiro, Figueira da Fos… Seul fait du jour, on a étalonné le pilote. C’est dire.
Mardi 17 septembre
On a quitté le port vers 15h. Un paisible après-midi à tirer des bords pour sortir de la baie de Vigo. Pas de vent, pas de mer, on dépasse à peine les 4 nœuds mais on est bien, comme des vieux phoques qui se chauffent au soleil, à regarder la brume se lever sur les îles de Cies. Quand on passe sous 3 nœuds, on se demande même si on ne va pas passer la nuit comme ça. Et puis, ça va bien, on met le moteur pour aller chercher le vent au large. Aujourd’hui, grande première, ce journal de bord a été routé par satellite à Clément, qui le mettra en ligne. Si vous le lisez, c’est la garantie qu’on pourra donner de nos nouvelles tous les jours, même en pleine mer. Un enjeu quasi planétaire.
Lundi 16 septembre
Escale à Vigo. Belle ville : de larges ramblas ornées de statues, avec inscriptions en galicien, espagnol et anglais. On déambule pour trouver ce qui nous manque, un chariot de grand-voile, du pain, un vendeur de cigarettes électroniques. Drôle de voir des gens habillés normalement.Notre bateau est sur la photo.Indice 1: sa coque est noireIndice 2 : ce n’est pas le plus gros.
Dimanche 15 septembre
Arrivée ce matin à Vigo, grand port industriel, escale de ces immenses paquebots de croisière qui déversent à terre des milliers de touristes. Au bord du quai attendent des catamarans à fond transparent où ils s’engouffrent pour aller voir des fonds sous-marins. Lesquels, on ne sait pas. On restera au moins lundi pour réparer le chariot, vérifier les batteries qui ne rechargent guère et essayer d’améliorer notre liaison satellite. Et prendre des douches. Beaucoup de douches.
Samedi 14 septembre (nuit)
La météo que nous obtenons enfin par satellite nous a dit de nous rapprocher des côtes pour du vent et de la mer plus calmes. C’est vrai pour la mer, pas pour le vent qui se moque de nous : rien, puis trop, puis rien, toute la nuit à prendre des ris puis les larguer.
Samedi 14 septembre
Le chariot d’écoute de grand-voile a été rafistolé au petit jour. On navigue sous un vent de force 5-6 établi de nord-est, mer agitée qui nous soulève par l’arrière, ça bouge beaucoup dans le bateau et chaque barreur reçoit son lot d’auloffées. On finit la journée avec un vent force 7, des rafales à 30 noeuds, donc trois ris dans la grand-voile et trinquette. Il est où le Golfe sympa du début, avec bonite et baleines? On voit la terre espagnole juste avant la tombée du jour.
Vendredi 13 septembre
On avance dans le Golfe, au dessus de la plaine abyssale, 4000 mètres de fond. Le Golfe se souvient brusquement de sa réputation. La mer se gonfle, présentant par l’arrière des vagues qui commencent à dépasser le franc bord et nous éclaboussent parfois. Le vent se renforce, monte à 5-6. On dépasse parfois 10 noeuds au speedo. À 22h, au début de la nuit, empannage involontaire, le chariot d’écoute de grand-voile explose. On finira la nuit sous trinquette seule.
Jeudi 12 septembre
Golfe de Gascogne. C’est là que c’est supposé se compliquer. Et bien non. Pas de mer, pas de vent, du moteur. Mais Duval, qui a lancé une traîne malgré tous nos sarcasmes remonte une bonite de trois kilos, qu’il nettoie et débite et que nous mangeons le soir. À la tombée du jour, deux baleines viennent souffler à 50 mètres du bateau.
11 septembre
Première nuit en mer, quarts pris par Daniel-Jean Michel O puis Emmanuel-Jean Michel D. La lune nous a accompagnés une bonne partie de la nuit puis s’est lassée. On a doublé Ouessant ce matin, cap au sud vers l’Espagne, 300 milles à courir loin de toute côte, donc rendez-vous dans trois jours (au moins). En attendant, vous pouvez nous envoyer des sms au 00881652409146.
10 septembre (soir)
En face de Perros-Guirrec. Très belle journée, on confirme, cap vers l’Espagne.
10 septembre
Départ plein ouest pour effacer la Bretagne et on pique cette nuit vers l’Espagne. Pas de nouvelles sur ce blog avant trois jours, donc.
9 septembre
Départ de Pontrieux, sous la pluie. Descente brève mais néanmoins paisible du Trieux jusqu’à Lézardrieux, la quasi embouchure. Demain, la mer.